La sagesse des piliers

0 Déploiement de la Carte

Libros E. Juggeros ouvrit sa besace, en sortit la Carte de l’Empire et la déploya. Le vent, léger, la gonfla telle une petite voile, sans la déchirer. En forme de quart de cercle, elle était faite de toile cirée renforcée par des fils métalliques invisibles à l’œil nu qui la rendaient indéchirable. Il y avait, à chaque point correspondant à deux plis croisés, un trou œilletonné destiné à laisser passer l’air ainsi qu’à éviter l’usure. Une fois entièrement pliée, elle était grande comme une main ouverte.

En soi, la Carte avait une grande valeur, mais ce qu’elle montrait lui en conférait une plus grande encore, en faisant l’un des objets les plus précieux de l’Empire, donc l’un des plus secrètement convoités : elle représentait une quinzaine de provinces, avec leurs frontières naturelles, et surtout l’emplacement précis des quinze Piliers correspondants, qui soutenaient le Ciel de l’Empire.

Si ceux-ci étaient disposés avec régularité (et comment aurait-il pu en être autrement ?), les provinces, elles, présentaient nombre de différences – que Libros ne pouvait toutes connaître – qui évoluaient avec le temps. Pourtant, ces différences n’étaient pas indiquées sur la Carte ; leur étude ne relevait pas de son domaine de responsabilité.

Malgré le péril que constituait pour sa sécurité la valeur extrême de ce trésor, le Vérificateur impérial Libros E. Juggeros voyageait seul. Lors de la préparation de son voyage, l’Eunuke supérieur Tannu Taïro Dan lui avait proposé une escorte militaire, que Libros avait, le plus poliment possible, déclinée. Son argument principal était la discrétion : si l’on ignorait qu’il transportait la Carte, nul ne l’attaquerait pour la lui dérober.

Libros Juggeros savait ce que la Carte représentait ; il ne lui fallait que les itinéraires pour se rendre d’un site à un autre, et cocher les Piliers au fur et à mesure qu’il les aurait vérifiés. Si des brigands occasionnels venaient à le piller, il suffisait que la Carte soit muette pour que sa valeur ne se trahît point ; au pire, les bandits la brûleraient pour se tenir chaud, la nuit. Du moins essaieraient-ils, car elle était ignifugée ; sans doute la jetteraient-ils ensuite par dépit et le Vent la ramènerait à la Capitale où un bon sujet la trouverait et la confierait à qui de droit.

Libros avait beaucoup hésité à utiliser ce dernier argument ; il n’était pas de bon ton de reprocher à un responsable impérial l’absence de sûreté des routes. Mais quelques incidents avaient été rapportés récemment (par des caravaniers venus du Nord et de l’Ouest) et l’Eunuke n’avait pas osé en nier l’évidence. À vrai dire, c’était même là l’argument principal pour motiver la première partie de sa mission : il était urgent d’inspecter le Nord-Ouest de l’Empire.

Dubitatif, l’Eunuke avait donc accepté l’idée du Vérificateur ; l’absence d’escorte constituait une économie substantielle, qu’il tenta d’ailleurs de détourner à son compte. À peine les espions de l’Empereur s’en aperçurent-ils que son procès fut rondement mené et sa tête tranchée ; elle tomba dans la poussière de la Grande Cour impériale à l’instant même où Libros Juggeros franchissait la première crête des collines cernant la Capitale.