#Roman étranger

La somme de nos folies

Shih-Li Kow

Il arrive rarement qu’un déluge fasse de l’ombre à une éclipse solaire. Il n’empêche, cette année-là, par un curieux concours de circonstances, Beevi, vieille dame fantasque, volontiers revêche, terriblement attachante, hérite d’une grande demeure et adopte Mary Anne, débarquée de son orphelinat. Aidée de Mary Anne et de l’extravagante Miss Boonsidik, Beevi reconvertit la bâtisse – quatre tourelles, dix toilettes, des bibelots à foison et un jardin extraordinaire – en bed & breakfast pour touristes égarés… Le tout livré en alternance et avec force commentaires par la facétieuse Mary Anne et par Auyong, l’ami fidèle, vieux directeur de la conserverie de litchis, qui coulerait des jours paisibles s’il ne devenait l’instigateur héroïque d’une gay pride locale. La Somme de nos folies est la chronique absolument tendre, libre, drôle, profonde, incisive, d’un petit monde presque sans histoire quelque part en Malaisie, aujourd’hui. Une somme de folies très humaines, comme un concentré de vie, dans ce qu’elle offre de plus lumineux.

Par Shih-Li Kow

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Genre

Littérature étrangère

Pour mes parents,

dont les vérités discrètes perdurent.

 

 

Auyong

 

 

D’ŒUFS ET DE PLUIE

 


À Lubok Sayong, l’eau est un vrai problème. Simplement parce qu’il y en a trop. Notre ville est située dans une cuvette, au fond d’une vallée bordée d’un côté par la Perak et de l’autre par un affluent de la Sayong. Les deux rivières embrassent la ville, au pied des contreforts d’une chaîne montagneuse qui court comme une épine dorsale le long de la péninsule. Cette topographie malheureuse et la conspiration des méandres y veillent : Lubok Sayong est vouée à être inondée. Dès qu’il pleut, la vallée se remplit comme une bassine sous un robinet ouvert.

Dans les annales de notre bourg, les déluges n’ont rien d’exceptionnel. À Lubok Sayong, nous n’incriminons ni l’état des routes, ni la déforestation, ni l’envasement des rivières, ni l’engorgement du réseau pluvial, ni même ces coupables tout désignés que sont les fonctionnaires corrompus employés dans les administrations responsables des routes, forêts, rivières et réseaux en question. Quand on vit à la confluence de la volonté divine et des lois de la météorologie, on se résigne à l’idée d’être submergé plusieurs jours par an.

Les précipitations se limitent parfois à quelques ondées ensoleillées ; les rivières grossissent dans leur lit et des flaques apparaissent sur les routes basses. Mais bien souvent, les pluies torrentielles et les inondations ravagent les maisons et emportent des vies.

Certains soutiennent que nos trois lacs sont la cause de ces inondations : deux entailles en croissant dans le relief qui en encadrent une troisième, de forme circulaire. Les fines bandes de terre qui les séparent ont l’air d’être là par erreur, comme les vestiges de tâtonnements géographiques. À la saison des pluies, les trois lacs enflent dans un même but : se gorger d’autant de pluie que possible pour ne plus former qu’une seule masse d’eau. Et quand ils y parviennent, qu’ils fusionnent et que leurs flots font déborder les deux rivières qui cernent la ville, alors Lubok Sayong est inondée de tous les côtés.

Avec un tel décor de lacs et de montagnes, on n’échappe pas à une légende locale. Si seulement les pères fondateurs de Lubok Sayong avaient eu l’intelligence de nous laisser une relique, quitte à l’enjoliver par ce qu’il faut de superstitions et d’à-peu-près, les guides de voyage nous incluraient aujourd’hui dans leurs itinéraires. Malheureusement, Lubok Sayong n’abrite aucun célèbre champ de riz calciné ni aucun tombeau controversé d’un guerrier vaincu, comme sur l’île beaucoup plus touristique de Langkawi. Chez nous, la légende est servie comme les nasi lemak bungkus : réchauffée, à peine garnie, et en portion bien trop chiche pour satisfaire l’appétit et l’imagination.

D’après la légende, une princesse importée, de Chine ou d’Aceh selon les versions, se jeta d’une falaise de calcaire parce qu’on voulait la marier à un prince guerrier des environs. Le promis, goujat et laid, qui n’était pas de première fraîcheur, avait déjà trois épouses et tout un harem. Pas vraiment de quoi faire rêver une jeune vierge de sang royal associant l’amour à des lettres en vers et des rendez-vous au clair de lune au bord d’un bassin de lotus. Quand elle s’écrasa au cœur de la forêt, son sang forma le lac connu sous le nom de Tasik Bini Empat, « lac de la Quatrième Épouse ».

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