INTRODUCTION
J’ai été nourrie par les récits de mes grands-parents et de mes parents autour du poulet frites du dimanche ou de la soupe du soir : récits de travail, récits de militantisme, de résistance à la police ou aux patrons, récits héroïques parfois, devenus convenus car maintes fois répétés. Travaux pratiques d’histoire sociale, ces récits ont forgé mon imaginaire et la volonté d’écrire l’histoire des « gens de peu ». Mon grand-père maternel, anarchosyndicaliste jamais encarté, me racontait les descentes de police dans l’imprimerie à la veille des manifestations du 1er août où, dans « l’entre-deux-guerres », était célébrée la lutte « contre la guerre impérialiste », ou pendant la guerre d’Algérie quand il imprimait encore à soixante-quinze ans les affiches pour la paix. Les tracts des syndicats stéphanois unitaires puis confédérés sont sortis pendant soixante ans de l’imprimerie de mes grands-parents. La police le savait, mais elle avait besoin, en cas d’interdiction de manifester, d’une preuve pour les inculper. Il fallait les prendre sur le fait, trouver les « formes » (c’est-à-dire, dans le vocabulaire de l’imprimerie, les caractères en plomb, assemblés, qui composaient le texte) qui permettaient d’imprimer d’autres tracts en cas de saisie des exemplaires déjà imprimés.
Si souvent répété que je le connaissais par cœur, le récit plus dramatique était celui d’un 30 juillet, l’année étant incertaine, où mon grand-père avait caché les formes sous le matelas de ma grand-mère mourante. Les policiers avaient tout fouillé de fond en comble, l’atelier et la maison, même la chambre conjugale, mais s’étaient arrêtés par décence devant le lit de ma grand-mère, n’osant pas la déplacer vu son état. Elle a survécu cette fois-là et les tracts ont pu arriver clandestinement à leurs destinataires car la maison avait deux sorties qui ne donnaient pas dans la même rue, la porte de l’imprimerie étant surveillée en permanence.
Isidore, mon grand-père paternel, racontait toujours un de ses accidents de mine à la suite d’un coup de grisou, en 1930 ou 1931, où on l’avait recouvert d’un drap blanc et laissé pour mort, alors que, grièvement blessé au bassin et aux jambes (ce qui lui valut de longs mois d’hôpital), il entendait les commentaires. L’extrême-onction qui lui avait été délivrée par un prêtre un peu pressé l’avait définitivement fâché avec l’Église catholique.
Les heures de gloire de mon père avaient sonné à la Libération. Ouvrier qualifié, aîné de sa fratrie, surtout préoccupé pendant la guerre du ravitaillement de ses parents et de ses nombreux frères et sœurs, il appartenait à une milice patriotique qui eut à son actif, en 1944, quelques sabotages ou freinages de la production dans son usine métallurgique qui travaillait pour les Allemands. Lors des grèves de 1947, il avait fait partie du cortège qui, avec un régiment mutiné, précédé par une automitrailleuse, avait marché sur la préfecture de la Loire. Il gardait une nostalgie de la dissolution par le Parti des milices patriotiques et pensait qu’à ce moment historique, la révolution avait été possible mais qu’elle avait été trahie par les intellectuels et les socialistes au pouvoir. Son pire ennemi était le ministre de l’Intérieur d’alors, Jules Moch. En tant que responsable syndical CGT, mon père a, entre 1948 et 1953, été renvoyé de toutes les entreprises au bout de quelques jours ou de quelques mois pour les plus petites boîtes, et j’ai le vague souvenir de fins de mois difficiles qui se ressentaient dans notre assiette. Il dut se résigner, après des mois de chômage, à se réorienter et à quitter l’usine qui semblait pourtant avoir été son arbre de vie.
Extraits
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