#Roman étranger

Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Si l'on s'en était tenu à la volonté de Defoe, son nom n'aurait jamais été associé à celui de Robinson Crusoé. Les historiens de l'Angleterre seraient sans doute les seuls à le connaître aujourd'hui, en tant qu'espion, ou en tant qu'homme de plume à l'activité presque exclusivement politique. En effet, lorsque paraît à Londres, en 1719, la première partie de Robinson Crusoé, le récit des aventures de ce marin qui a passé vingt-huit ans sur une île déserte (ou presque) est censé avoir été "écrit par lui-même". Le succès immédiat et considérable du livre ne change rien à l'affaire : Defoe n'en revendique pas la paternité. Le nom véritable de l'auteur, connu de quelques rares contemporains, demeurera tu plusieurs décennies encore après sa mort. Et c'est une chose singulière que "l'un des premiers maîtres du roman", selon Virginia Woolf, ait soigneusement évité de passer pour romancier. De Robinson Crusoé on ne connaît le plus souvent que la première partie, celle de l'épisode insulaire. La survie du héros y est décrite avec un réalisme d'une puissance inédite jusqu'alors - et inaltérable. C'est qu'il importe pour Defoe que son récit soit de la plus grande véracité possible. La présente édition reproduit également la seconde partie du roman, écrite dans la foulée. Les aventures picaresques s'y multiplient, conduisant le héros jusqu'en Chine et en Russie. À mesure que l'histoire avance, la voix du narrateur semble se dissocier peu à peu de celle de Robinson, qui, progressivement, tend à se rapprocher de la figure de Don Quichotte. La portée édifiante du récit, revendiquée par l'auteur, s'estompe au profit de la pure joie romanesque. "Tant que notre goût ne sera pas gâté sa lecture nous plaira toujours", écrivait Rousseau à propos de Robinson. Virginia Woolf estimait pour sa part que ce roman "ressemble à l'une de ces productions anonymes de toute une race plutôt qu'à l'effort d'un seul homme ; la célébration de son bicentenaire [1919] nous renvoie aux commémorations dont nous pourrions honorer le site multiséculaire de Stonehenge lui-même. Cela vient de ce qu'on nous a tous lu Robinson Crusoé pendant notre enfance, et l'état d'esprit dans lequel nous avons été à l'égard de Defoe et de son histoire est semblable à celui des Grecs à l'égard d'Homère". Le texte de Defoe est accompagné ici – pour la première fois – par les cent cinquante gravures que l'artiste suisse F.A.L. Dumoulin (1753-1834) avait réalisées à partir du roman. Un dossier iconographique retrace par ailleurs deux cents ans d'illustrations, depuis le frontispice de l'édition originale (1719) jusqu'aux chefs-d'oeuvre de N.C. Wyeth (1920). L'appareil critique proposé par Baudouin Millet a été spécialement établi pour la présente édition : il s'agit de la première édition critique en français des deux parties de Robinson Crusoé. Quant à la traduction, c'est celle, classique, que donna en 1836 Pétrus Borel. Borel (sans lequel il y aurait "une lacune dans le Romantisme", disait Baudelaire) et son travail de traducteur sont d'ailleurs présentés par Jean-Luc Steinmetz à la fin du volume.

Par Daniel Defoe
Chez Editions Gallimard

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Genre

Pléiades

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Je suis né en l’an 1632, dans la ville de York, au Nord de l’Angleterre. J’avais deux frères plus âgés que moi : l’aîné était lieutenant colonel dans un régiment d’infanterie britannique dans les Flandres, et fut tué durant la bataille de Dunkerque contre les Espagnols. Que devint l’autre ? Je ne l’ai jamais su, pas plus que mes parents ne connurent mon destin.

Étant le benjamin de la fratrie, je n’avais été élevé pour aucun métier en particulier, et ma tête se remplit donc dès mon plus jeune âge de pensées vagabondes : je voulais découvrir le monde. Mon père, qui était très âgé, m’avait enseigné autant de connaissances qu’il est possible d’en acquérir dans une petite ville de campagne, et il me destinait à devenir avocat ; mais je ne désirais que prendre la mer. Cette inclination était si puissante qu’elle me poussait à partir malgré la volonté de mon père et les craintes de ma mère, si bien qu’il semblait que ce soit mon destin de souffrir par ma faute.


Mon père, qui était un homme sage et grave, me donna d’excellents et sérieux arguments pour contrer mes projets. Il me fit venir un jour dans sa chambre et critiqua vivement mes intentions ; il me demanda ce qui, à part l’envie de vagabonder, pouvait bien me pousser à quitter la maison de mon père et mon pays natal, alors qu’il me serait facile d’améliorer ma situation en m’appliquant et en travaillant sérieusement, vivant ainsi une vie facile et plaisante. « Mon fils, me dit-il, seuls les hommes dont la situation est désespérée, ou bien ceux qui, au contraire, aspirent à un destin exceptionnel, partent à l’étranger chercher l’aventure hors des sentiers battus, pour s’enrichir et se rendre célèbres. Pourtant, ce n’est pas le succès qui peut apporter la sobriété, la tranquillité, la santé, la bonne compagnie et tous les plaisirs que l’on puisse désirer, mais plutôt un statut modeste comme le tien. »

Après cela, il me pria gravement et très affectueusement de ne pas jouer les jeunes hommes imprudents en me précipitant dans des chagrins que la nature et ma naissance pouvaient m’éviter, en me disant qu’il m’aiderait à obtenir tous les bienfaits qu’il m’avait promis. « Si tu me désobéis, tu seras malheureux, toutes sortes de tragédies s’abattront sur toi, et tu en seras le seul responsable. Pense à ton frère aîné, que j’ai essayé d’empêcher de partir combattre, mais qui ne m’a pas écouté et s’est engagé, pour finir par se faire tuer à la guerre. Quand plus personne ne sera là pour te sauver, toi aussi, tu regretteras de ne pas m’avoir écouté. »

J’essayai d’en parler à ma mère, mais elle ne fit que soupirer et alla tout raconter à mon père. Il lui répondit en soupirant de plus belle : « Ce garçon pourrait être heureux s’il restait chez nous, mais s’il prend la mer, il sera l’homme le plus malheureux qui ait jamais vécu ; je ne peux pas consentir à le laisser partir. »

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trad. Pétrus Borel
01/11/2018 958 pages 52,00 €
Scannez le code barre 9782072797927
9782072797927
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