#Roman francophone

1144 livres

Jean Berthier

Ainsi s'exprime le narrateur, né sous X, bibliothécaire de profession, qui voit sa vie bouleversée par la lettre d'un notaire. Il y apprend que sa mère biologique, dont il ignore absolument tout, vient de mourir et lui laisse un héritage singulier : 1 144 livres. Que penser de ce geste ? Faut-il accepter l'héritage de quelqu'un qui vous a abandonné ? Qui était la femme cachée derrière ces ouvrages ? Seront-ils le chemin vers une mère retrouvée ? Cet événement confronte soudainement le narrateur à ses origines et à son amour des livres. 1 144 livres est un véritable éloge de la lecture et de la littérature, et de la place qu'elles occupent dans nos vies.

Par Jean Berthier
Chez Robert Laffont

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Genre

Littérature française (poches)

CHAPITRE 1

 

Je suis né après le jour de ma naissance.

 

Le récit de mes parents adoptifs commence le quatre-vingt-dix-septième jour de ma vie, à 11 h 15. Ce jour-là, ils franchissent le porche de l’Assistance publique. Je ne sais rien, je ne comprends rien, ils m’emportent dans leurs bras heureux. Ils ne pouvaient avoir d’enfant, l’Administration y pourvoit. Demande et on te donnera. S’ils ne croiront jamais au ciel, ils croiront en l’État dont la réalité ne fait pas de doute. Ce dieu-là ne promet pas l’éternité, mais paie comptant un peu de bonheur terrestre. Ses manifestations sont aussi régulières que le retour des saisons. Comme la feuille de l’arbre, la feuille d’impôt tournoie dans le vent et tombe sur la table familiale. Il est midi. Mon père, Henri, déplie le formulaire au-dessus de son assiette. Pas un froncement de sourcils, qu’il a épais, ni un signe d’étonnement. Il repose le formulaire et découpe trois tranches de pain égales qu’il dépose près de nos assiettes. « On croit que les impôts nous prennent de l’argent. En réalité, nous nous offrons à nous-mêmes nos routes, nos écoles, nos hôpitaux… » Je compris plus tard qu’un sentiment de pudeur à mon égard avait suspendu sa phrase avant que les mots Assistance publique auxquels il pensait ne franchissent sa bouche. Le silence qui enveloppait ces mots non prononcés s’auréolait du nimbe que la victoire de la vie organisée, sociale et solidaire imposait sur le désordre et l’injustice de la nature.

 

Du bâtiment de l’Assistance publique à la station de métro, Henri et Mariette, ma mère, partagent leur joie. Je vais, je viens, quelquefois dans les bras de l’un, quelquefois dans les bras de l’autre. Depuis qu’on me l’a raconté, j’ai souvent fait par la pensée ce trajet avec eux. Ils marchent, le regard dirigé vers les quelques centimètres carrés de frimousse que n’a pas recouverts une capuche généreuse ; ils me voient pour la première fois autrement que sous le néon d’une chambre anonyme. C’est moi, dans l’air vif et piquant d’un début de printemps. Je nais à leur chair en ces instants, sur ces longs trottoirs d’une avenue parisienne où glissent les pas les plus heureux du monde. En haut de l’avenue, ils identifient la bouche de métro qu’ils ont, depuis la province, repérée sur plan. Mais ce voyage si minutieusement préparé qui a commencé la veille par la venue à Paris et une étape à l’hôtel, ce voyage réglé qui obéit si fidèlement au programme prévu, bifurque soudainement vers l’improvisation. Vingt mètres avant de descendre dans le métro, mon père, royal, néglige ce transport trop commun. Je mérite mieux que ce boyau pour rejoindre la gare, je mérite le ciel et la lumière, je mérite un carrosse. Il m’offre un taxi.

 

Le reste du voyage est sans surprise. Le roulis du train prolonge la somnolence qui m’a saisi dans le taxi ; puis la faim me réveille ; dès que je suis repu, je me rendors plus vite encore et ne rouvre les yeux qu’à Gervers. La ville est à deux heures trente de rail de Paris. Je retrouve cette expression qu’aimait mon père. À notre arrivée, nous montons dans la voiture que mes parents ont garée sur le parking de la gare avant d’embarquer pour la capitale. Nous rejoignons à quelques kilomètres de là Priolaud, le village où je vais grandir. Henri stoppe la voiture devant la quincaillerie « Chez Henri » et ôte le panonceau « Fermeture exceptionnelle ». Fermeture mérita-t-elle jamais mieux son caractère exceptionnel ? En quarante ans d’activité, ce panonceau ne fut suspendu qu’une fois à la poignée de la porte. Plus tard, l’enterrement d’Henri aurait pu justifier qu’il le fût une seconde ; mais ce jour-là, il fut admis que la fermeture deviendrait définitive.

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04/01/2018 166 pages 12,00 €
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