#Essais

20 000 ans. Ou la grande histoire de la nature

Stéphane Durand

Des armées de saumons à Strasbourg, des bancs de marsouins et d'esturgeons à Paris, des phoques par centaines sur les plages de Deauville et de Saint-Tropez, des troupeaux de baleines à Arcachon, des hardes d'aurochs à Clermont-Ferrand, des chamois et des bouquetins aux portes de Marseille, des récifs de posidonies et des ripisylves aux allures tropicales... La France nous accorde depuis 20 000 ans des spectacles naturels prodigieux que l'on a malheureusement détruits puis oubliés. C'est le syndrome de l'amnésie écologique : on n'imagine pas que la France fut d'une incroyable richesse naturelle et que cette surabondance fut longtemps la norme. Au contraire, c'est la rareté actuelle qui est exceptionnelle... Cet ouvrage invite les lecteurs à une étonnante plongée dans le temps à la découverte d'une nature inattendue. Ecrit dans une langue alerte et légère, le livre fourmille d'anecdotes étonnantes sur la biologie et l'écologie de ces espèces ainsi que sur les hommes qui en ont été les témoins. De l'âge de glace à nos jours, ce grand voyage à travers le pays témoigne du potentiel de la France sauvage.

Par Stéphane Durand
Chez Actes Sud Editions

0 Réactions |

Genre

Développement durable-Ecologie

INTRODUCTION

 

 

Histoire de la luxuriance


Il n’y a pas si longtemps, on roulait par les belles nuits d’été sous des pluies d’insectes attirés par les phares des voitures. On traversait parfois de véritables tempêtes de papillons. Les plus âgés des lecteurs s’en souviennent avec nostalgie ; les plus jeunes haussent les épaules. Ils n’imaginent pas une seconde que cela ait pu être possible un jour. On touche là du doigt ce qu’on appelle l’amnésie écologique, une expression étrange pour évoquer le phénomène des références irrésistiblement glissantes : on considère toujours comme originel le monde qui nous a vus naître, quel que soit son état objectif. Pour les plus jeunes, le monde est normalement vide d’insectes alors que, pour les plus vieux, le monde doit être au contraire rempli d’insectes. C’est ainsi que, génération après génération, nous avons oublié la richesse et l’abondance de la vie sauvage qui peuplait la France encore récemment. Nous sommes prompts à nous enthousiasmer devant le spectacle des grands troupeaux parcourant les savanes africaines ou devant la diversité assourdissante des forêts tropicales. On a tout simplement oublié que de tels spectacles ont existé en France et en Europe. Or, on ne le répétera jamais assez, la surabondance est la norme : c’est l’état normal des écosystèmes européens en pleine possession de leurs fonctionnalités, non excessivement perturbés. On décrit aujourd’hui des comportements et des aires de répartition sur la base de la rareté et on s’étonne que le chamois descende jusqu’à la Méditerranée. Ce qui est extraordinaire n’est pas cette luxuriance mais bien au contraire la rareté actuelle. Nous sommes parvenus à transformer notre pays en un désert.

C’est donc à un renversement total de perspective que ce livre vous invite car il s’agit de raconter 20 000 ans de l’histoire de France non pas du côté des hommes, de leurs exploits héroïques à leurs tragédies absurdes, mais depuis les écosystèmes qui ont fait notre pays et du point de vue des animaux et des plantes sauvages qui le peuplent. Cette histoire aurait pu n’être qu’une triste et monotone litanie de massacres et de disparitions offrant une vision exclusivement négative de notre histoire commune. Certes, ce fut aussi cela. Si nos ancêtres avaient réussi à couper tous les arbres, absolument tous, peut-être aurions-nous disparu à notre tour, comme ce fut le cas des malheureux habitants de l’île de Pâques. C’est une relation d’amour et de haine qui nous lie à la nature. Il s’agit pour une fois de montrer l’envers de la médaille, le contrechamp, la France qui grouille, qui gazouille, qui s’agite et brille d’innombrables écailles dans des rivières aux fonds pavés de nacre, une France aux cieux remplis d’oiseaux à cacher le soleil, bruissante du concert des grenouilles et des grillons, une France aux immenses forêts où résonnent les brames et les combats furieux des élans, des bisons, des aurochs et des chevaux, une France où les harengs et les thons étaient si nombreux et si denses qu’ils stoppaient les bateaux… À quoi ressemblait-elle, la France, lorsque les hommes réalisèrent les fresques rupestres des grottes Chauvet, Cosquer et Lascaux ? À quoi ressemblait-elle lorsque les premiers bergers y conduisirent leurs moutons ? Et lorsque César envahit la Gaule ? Et surtout, parce que l’histoire doit éclairer le présent et préparer l’avenir, à quoi pourrait-elle ressembler si l’on diminuait un peu notre pression sur la nature ?

 

 

Vagabondages


Pour tenter de brosser les tableaux vivants de la France sauvage, il faut pratiquer l’écologie historique, une discipline scientifique en plein essor à la croisée des sources les plus variées : climatologie, géologie, hydrologie, biologie, archéozoologie, génétique mais également histoire et littérature. Il faut fouiller les récits de voyage, les livres de bord de capitaines de navire, les menus de taverne, les comptes rendus de chasse, les hagiographies et bien d’autres encore. La masse de documents est si énorme que ce livre vous propose une balade au gré des trouvailles, des doutes et des émerveillements, des rencontres de hasard et des envies mais aussi des impasses et des raccourcis. Une vision suggestive plutôt qu’exhaustive qui, d’emblée, serait de toute manière vouée à l’échec. Un poète a dit un jour : “Il faut se perdre pour mieux trouver.” Le principe de la sérendipité à l’état pur. Si ce livre est plein d’histoires, il y en a bien plus encore qui sont tout juste ébauchées. À chaque pas, derrière chaque arbre ou rocher se cachent mille échappées prometteuses mais impossibles à suivre… L’univers tout entier ne peut malheureusement (ou plutôt heureusement ?) entrer dans un livre et il faut se résoudre à tailler sa route dans l’épaisseur compacte du monde et des histoires qui le racontent.

C’est un domaine de recherche balbutiant où l’exploration a encore toute sa place. Les hypothèses sont légion et chaque réponse appelle de nouvelles questions. C’est là tout le charme de la science qui invente ainsi le mouvement perpétuel : l’enchaînement infini des questions et des réponses. La science n’épuise jamais le réel. Au contraire, elle l’enchante et le complexifie, le rendant toujours plus passionnant à explorer. Il reste tant à découvrir…

 

 

Les belles surprises


La vie est apparue sur la Terre et celle-ci en a été bouleversée. Depuis l’apparition des premières formes de vie, les êtres vivants sont entrés dans un dialogue ininterrompu avec les conditions physiques, climatiques et chimiques du globe pour le reconfigurer, le modifier et le remodeler : il n’y aurait par exemple pas d’oxygène dans l’atmosphère, pas ces montagnes de calcaire et de marbre, pas ces bassins sédimentaires, pas ces sols, pas ces lagons. Cela ne devrait jamais quitter notre esprit. Nous devrions sans cesse respecter la vie, nous en soucier, être pleins de bienveillance, de sollicitude et de gratitude.

En jouant avec les échelles de temps et d’espace, en exacerbant nos sens, en percevant toutes les longueurs d’onde, tous les sons et toutes les odeurs, on se rend compte qu’il n’y a pas une seule goutte d’eau ni une seule bulle d’air chimiquement pure. La vie est partout, gigantesque ou infinitésimale, éphémère ou séculaire. Tout grouille de milliards d’êtres, partout et tout le temps. Nous baignons littéralement dans une soupe vivante dont nous n’avons même pas idée. Nous sommes nous-mêmes des écosystèmes bouillonnant de vie. C’est ainsi que nous allons découvrir, au fil de nos vagabondages, que la forêt française est jeune, plus jeune que l’homme lui-même. Qu’il n’y a donc jamais eu de forêt vierge en France ni en Europe, au sens de “vierge de toute trace humaine”. Qu’elle a conquis rapidement le pays, bien plus vite que les glaciers n’ont reculé et que les mers n’ont monté. Que la nature aime être perturbée et que l’histoire de la nature en France depuis 20 000 ans, c’est l’histoire des perturbations successives devenues autant d’opportunités. Que la nature a généré elle-même ses propres perturbations créatrices en un cercle vertueux.

 

Partons à la rencontre de tous ces personnages méconnus qui ont tant contribué à la richesse de notre pays, ces obscurs anonymes comme le peuplier et le chêne, le ver de terre et le castor ou, bien sûr, les moules perlières et les champignons qui ont fait la France que nous connaissons.

 

Dans l’ordre chronologique, nous visiterons tout d’abord la France d’il y a 20 000 ans, au maximum du dernier âge glaciaire, puis nous assisterons au grand bouleversement d’origine climatique. Nous verrons la forêt partir à la conquête du pays par vagues successives. Mais cette forêt primaire ne durera pas longtemps, attaquée dans ses bases arrière, ses refuges méditerranéens, par le plus grand perturbateur de tous les temps, l’agriculteur arrivé d’Orient. La forêt est le premier écosystème à subir ses attaques au Néolithique, bien avant que notre pays ne prenne le nom de Gaule. Puis ce sera au tour des rivières d’être domestiquées, polluées puis rectifiées, dès le Moyen ge. Enfin viendra le tour des mers d’être vidées à l’aube de la révolution industrielle.

 

Mais soyez rassurés : avec la nature, nous ne sommes jamais au bout de nos surprises…

 

 

 

CHAPITRE 1

 

LA FRANCE À L’GE DE GLACE

 

 

Il y a 20 000 ans…

 

 

J’étais le vieux rôdeur sauvage de la mer,

Une espèce de spectre au bord du gouffre amer ;

J’avais dans l’âpre hiver, dans le vent, dans le givre,

Dans l’orage, l’écume et l’ombre, émis un livre,

Dont l’ouragan, noir souffle aux ordres du banni,

Tournait chaque feuillet quand je l’avais fini.

 

VICTOR HUGO1, 1

 

 

1870, l’année terrible. Victor Hugo est seul à Guernesey, face à la mer, alors que la France, vaincue, est envahie par la Prusse. Le poète rumine son exil de près de vingt ans. Il trouve dans l’immense océan qui gronde à ses pieds un interlocuteur à sa mesure, un ami fidèle auprès duquel il se ressource, se console, s’enrichit et qui va lui inspirer quelques-unes de ses plus belles pages sinon les plus belles. Mais l’heure est grave. N’y tenant plus, Hugo se précipite à Paris, mais l’océan l’obsède. C’est encore lui qu’il prend à témoin pour évoquer le martyre des Parisiens : La mer ! Partout la mer ! Des flots, des flots encore2…

Mais s’il était venu il y a seulement 20 000 ans, un clin d’œil en regard des temps géologiques, il aurait été bien en mal d’inspiration car il aurait alors fait face à une morne plaine. Son île, son refuge n’aurait été qu’une simple colline au milieu de nulle part. Du point culminant de la région, du sommet des falaises toutes proches de La Hague, l’impression de désolation l’aurait saisi d’effroi. Nulle consolation dans ces vastes espaces désolés, nulle trace de vie. La mer a disparu. Du sommet culminant à 300 mètres, il n’y a qu’un désert plat qui s’étend jusqu’à l’horizon, le fond d’un océan à sec où coule un filet d’eau douce : la Manche, réduite à un simple torrent, recueille pourtant toutes les eaux de la Seine, de la Somme, de la Tamise et du Rhin. Les vallées de la Touques, de la Dives et de l’Orne rejoignent celle de la Seine avant de se jeter dans la Manche. Mais elles sont à sec, comme la plupart des rivières. La Seine elle-même est basse, très basse. La Manche alimente deux grands lacs nichés au fond de profondes fosses entourées de falaises, la fosse de La Hague et celle des Casquets. L’ensemble constitue ce que les géologues appellent le Hurd Deep, la fosse centrale. La Manche est alors le plus grand fleuve d’Europe et elle coule droit vers l’ouest pour se jeter dans l’Atlantique quelque part au large de Brest, à mi-distance entre la pointe du Finistère et l’Irlande3. D’ici, l’Europe apparaît pour ce qu’elle est réellement, du point de vue géologique : un seul et même continent.

Cela fait bientôt 80 000 ans que l’âge de glace sévit sur l’hémisphère nord. Il fait si froid que la banquise descend jusque dans le golfe de Gascogne et que la moitié de l’Europe est écrasée par une gigantesque calotte de glace de plusieurs kilomètres d’épaisseur. 50 millions de kilomètres cubes de glace écrasent ainsi tout l’hémisphère nord. Le niveau des mers a perdu plus de 120 mètres (certains auteurs avancent même 135 mètres). L’Atlantique nord est parcouru de gigantesques icebergs. La France est alors un pays rasé, vide, comme si Attila était passé par là avec sa horde de Huns. La vie s’est réfugiée très loin au sud, à la recherche de conditions climatiques plus clémentes, si loin au sud qu’elle a bien failli être rayée de la carte de France. Toute la France ? Non car, pour paraphraser une célèbre bande dessinée, une région résiste faiblement : l’Aquitaine. Le cul-de-sac géographique et biologique de l’Europe est paradoxalement le dernier refuge de la vie.

 

 

Il n’y a plus rien


Le temps semble suspendu. De la Bretagne à la Sibérie et, au-delà, jusqu’à l’Alaska à travers le détroit de Béring, à sec lui aussi, c’est le même paysage de plaines stériles. Pas de perturbation. Pas d’histoire. Pas de vie. Rien. Le soleil froid est à peine voilé par un halo brun d’écharpes de poussière. On se croirait sur Mars. Pendant 80 000 ans, l’âge de glace a patiemment fourbi ses armes et gardé le meilleur pour la fin : il n’a jamais été aussi intense, froid et sec qu’il y a 20 000 ans. C’est le maximum glaciaire : si sec que même les glaciers commencent à reculer. Ils fondent plus vite au cours des étés à 10 oC qu’ils ne sont réalimentés pendant les hivers à - 20 oC /- 30 oC car, malgré le froid, la sécheresse est telle qu’il ne neige pas4.

La poussière est partout. Le fond de la Manche, de la mer du Nord et du plateau continental atlantique est à sec. La calotte glaciaire et les glaciers écrasent la roche comme des meules sous leur énorme poids. Leur recul dû à l’extrême sécheresse libère de véritables champs de poussières et de graviers facilement emportés par l’eau de fonte qu’aucune racine n’arrête et par les vents catabatiques qui déferlent à toute vitesse, des bulles d’air glacial qui coulent par gravité vers les plaines.

Le Gulf Stream, ce fameux courant marin qui traverse l’Atlantique et nous amène aujourd’hui les eaux chaudes des Caraïbes, est repoussé vers le sud par le front polaire descendu au niveau du Portugal. Il bloque la banquise contre les côtes européennes, contribuant ainsi à son refroidissement. Les flux atmosphériques en provenance de l’océan, chargés d’humidité, contournent l’Europe de l’Ouest par le nord en alimentant la calotte glaciaire ou par le sud en allant arroser le Sud-Est de l’Europe, les Balkans et la Turquie. Les vents catabatiques qui balaient la France descendent de l’inlandsis scandinave ou des glaciers des massifs montagneux : ils sont glacés et secs, imposant un climat continental inédit si proche de l’océan5. Dans ces conditions, le sol est gelé en permanence. C’est le permafrost, dont l’étendue atteint les 34,5 millions de kilomètres carrés (contre 26 millions actuellement6). Pour maintenir le sol à l’état de permafrost, la moyenne des températures atmosphériques annuelles doit être inférieure ou égale à - 8 oC pendant au moins deux ans. Le débat est toujours très vif entre les spécialistes pour tracer la limite du permafrost continu7. Il semble cependant qu’il partait de la côte atlantique entre Gironde et Val de Loire, contournait le Massif central par le sud et traçait directement vers le sud des Alpes avec peut-être un petit crochet vers le nord dans la vallée du Rhône.

 

 

Tout n’est que poussière


En partant plein est depuis le refuge de Victor Hugo à Guernesey, ce n’est donc qu’un paysage stérile et plat, balayé par les vents froids, qui s’offre à la vue. Pas un arbre à l’horizon, pas la moindre herbe. La poussière virevolte en volutes, s’agrège en petites congères mêlées de neige sale, s’accroche aux ossements épars d’une faune géante depuis longtemps disparue et que les conditions d’extrême aridité froide conservent parfaitement. Un régal pour les futurs paléontologues. Des tempêtes de poussière balaient l’Europe et déposent les sédiments en couches de plus d’un mètre d’épaisseur par millénaire, parfois jusqu’à sept kilos de poussière par an et par mètre carré. En résultent des dépôts de plusieurs dizaines de mètres encore visibles un peu partout depuis le Nord de la Bretagne jusqu’aux pays baltes et qui forment la ceinture de sable qui parcourt toute l’Europe du Nord, délimitant ainsi le Sud de l’inlandsis scandinave8.

 

 

Le mystère du magma des chevaux sauvages


Voilà la roche de Solutré qui se dresse sur la droite : sa vue imprenable sur la vallée de la Saône, son gigantesque ossuaire à ciel ouvert. 100 000 squelettes de chevaux s’entassent au pied de la roche sur plus de 1 mètre d’épaisseur et près de 1 hectare (11 squelettes par mètre carré à certains endroits). C’est unique en Europe, peut-être même au monde9. Mais quelle catastrophe s’est donc déroulée ici ? Quelques milliers d’années auparavant, dans une clémence climatique toute relative, le sol dégelait suffisamment pour laisser pousser quelques touffes d’herbe. Des familles de chevaux s’aventuraient alors jusqu’ici, fuyant les nuées de moustiques qui s’élevaient de la plaine marécageuse de la Saône en contrebas.

Les chevaux vivaient en petits groupes familiaux constitués de 6 à 12 femelles accompagnées de leurs poulains et, souvent, d’un étalon. La plupart des étalons étaient solitaires et ne rejoignaient les troupeaux qu’au moment du rut estival. Les jeunes mâles quittaient leur famille vers l’âge de deux ans pour traîner en bandes, le temps d’acquérir suffisamment de force, de maturité et d’expérience pour espérer pouvoir un jour défier les étalons dominants. Chaque printemps, les petits clans de chevaux quittaient donc les bas-fonds marécageux de la vallée de la Saône pour gagner les pâturages en hauteur. Ils empruntaient un itinéraire immuable passant entre le mont de Pouilly et la roche de Solutré. Les sentes qu’ils suivaient génération après génération indiquaient clairement dans le paysage là où ils étaient passés et là où, à coup sûr, ils repasseraient. Ces habitudes extrêmement régulières, quasi obsessionnelles, éveillaient facilement l’attention des prédateurs. C’était leur point faible et ils le savaient. C’est pourquoi les chevaux étaient si méfiants : leur distance de fuite était considérable (parfois plusieurs kilomètres) et ils démarraient en trombe à la moindre alerte. Le seul moyen de les surprendre était de leur tendre une embuscade et pour ça, le pied de la roche de Solutré était idéal. C’est un chaos de gros blocs rocheux entre lesquels les chevaux passaient pour rejoindre les plateaux. C’est là que les prédateurs les attendaient patiemment, cachés derrière les rochers10. Le cheval est une grande proie, rapide, forte et dangereuse. Mais quel prédateur est capable de tuer 100 000 chevaux ? Ce ne peut être ni la panthère des cavernes ni la hyène des cavernes, disparues depuis longtemps. Ce ne peut être non plus l’ours des cavernes, car il était pratiquement végétarien. Le lion des cavernes, quant à lui, préférait chasser les rennes, plus nombreux et plus facile à capturer. Restent l’homme préhistorique et le loup.

 

Le “magma de cheval” de Solutré était connu depuis longtemps mais, jusqu’au XIXe siècle, les paysans des environs l’attribuaient aux fantastiques batailles de chevaliers du Moyen ge. Les os pilés servaient d’engrais et les plus gros délimitaient les parcelles viticoles. Jusqu’à ce que, le 27 septembre 1866, un jeune chartiste mâconnais en promenade, Adrien Arcelin, y découvre des silex taillés. C’est le début des fouilles archéologiques qui permettent dès 1869 de définir la culture solutréenne, célèbre par ses pointes de silex taillées en forme de feuilles de laurier. Une dentelle de pierre obtenue au prix d’innombrables retouches rasantes. Du grand art. Les chasseurs solutréens poussent la virtuosité plus loin encore en produisant de véritables chefs-d’œuvre, les pointes en feuilles de saule, si fines qu’on y voit presque à travers. Ce sont bien ces hommes préhistoriques qui tendaient des embuscades aux chevaux, cachés derrière les rochers. Le jeune Arcelin, impressionné par la quantité d’ossements, imagina alors la fameuse “chasse à l’abîme”. Les chasseurs auraient rabattu, en les affolant, les chevaux sur l’éperon rocheux et les auraient fait basculer dans le vide. Les bêtes mouraient les unes sur les autres après s’être fracassé les os au pied de la roche. Ce qui expliquerait l’hécatombe et les quantités phénoménales de squelettes trouvés encore aujourd’hui. Mais plusieurs faits viennent contredire cette hypothèse séduisante. D’abord, l’amoncellement se situe beaucoup trop loin du bord de la falaise. Comme dans les dessins animés, les chevaux auraient dû continuer à courir tout droit dans l’air avant de se rendre compte qu’ils galopaient dans le vide et de chuter comme des pierres. De plus, les archéologues n’ont relevé aucune trace de fracture sur les ossements. Enfin, ces 100 000 chevaux ne sont pas morts d’un coup mais sur une période de plus de 10 000 ans ! Ce qui fait à peine 10 chevaux tués à chaque saison de chasse. Les chasseurs devaient se tenir à l’affût sur les sentiers traditionnels des chevaux pour réduire la distance d’attaque. Une fois qu’ils surgissaient de leur cache, ils devaient agir très vite avant que leur gibier ne prenne la fuite au triple galop. Ils ne pouvaient en tuer que peu à la fois11. C’est l’accumulation sur un temps très long qui donne cette impression d’hécatombe, d’abattoir à ciel ouvert d’envergure industrielle.

Mais il y a 20 000 ans, au maximum de l’âge de glace, il n’y a quasiment plus aucun gibier qui fréquente cette région devenue trop inhospitalière. Si quelques hommes viennent encore s’abriter dans les grottes au pied de la roche de Solutré, ce n’est pas pour chasser les rares chevaux qui s’aventurent très au nord de leurs territoires habituels mais pour se réapprovisionner en silex de bonne qualité aux gisements de La Sénétrière (à 10 kilomètres de Solutré) ou à Azé, camping de Rizerolles (à 17 kilomètres au nord-ouest de Mâcon, au fond de la vallée de la Mouge12). D’autres sites existent, dans la Loire, aux Maîtreaux ou à La Celle-Saint-Cyr, dans la vallée de la Seine. Le silex, voilà la principale ressource limitante de la préhistoire. La chasse aux chevaux n’est qu’une activité secondaire destinée à se fournir en viande fraîche durant leur long périple.

 

 

L’âge d’or des loups


Sur les os des chevaux tués, on trouve de nombreuses traces de dents de carnivores : des renards, des gloutons, mais surtout des loups qui suivent les chasseurs comme leurs ombres. Voyageant léger, les hommes de Solutré n’ont prélevé que le strict nécessaire et ils ont abandonné les carcasses fraîches aux charognards. Ils ne s’attardaient pas et étaient déjà repartis, retournant vite auprès de leur clan, quelque part au sud, dans la lointaine Aquitaine. Le lieu de dépeçage pouvait ainsi devenir le point de ralliement d’une meute ; leurs traces de dents sur les os démontrent que les loups sont restés longtemps sans être dérangés.

Homo sapiens sapiens, l’homme moderne, arrive en Europe il y a 40 000 ans environ, en plein âge de glace, mais 20 000 ans avant le maximum glaciaire. Il trouve sur place un autre super-prédateur très bien organisé, Canis lupus, le loup, qui est là, lui, depuis 350 000 ans13. Il est considéré comme le grand succès du Pléistocène, cette longue période géologique de 2,5 millions d’années marquée par une succession de périodes glaciaires. Leur groupe s’est diversifié, étoffé et, au maximum du dernier âge de glace, ce sont de très grands loups que nos ancêtres côtoient, même s’ils commencent déjà à diminuer en taille, du fait probablement de la plus grande difficulté à subvenir à leurs besoins14. L’homme et le canidé poursuivent donc les mêmes proies, sur les mêmes terrains de chasse et avec les mêmes techniques. Ce sont pratiquement les seuls à pouvoir chasser les chevaux. Seule la mise à mort diffère : les hommes ont la particularité de pouvoir tuer à distance grâce à leurs sagaies et à leurs flèches. Les deux espèces se côtoient donc forcément très souvent. Quelles furent leurs relations ? Compétition ? Indifférence ? Tolérance ? Coopération ?

 

 

Entre deux murs de rocs et de glace


Poursuivons notre pérégrination vers le sud. Le couloir rhodanien n’a jamais aussi bien porté son nom. La vallée du Rhône est coincée entre deux massifs montagneux couverts de glace. Toutes les vallées alpines sont noyées sous des fleuves de glace qui débordent dans les plaines jusqu’à 500 mètres d’altitude. Les Alpes n’ont cependant jamais été couvertes d’un dôme de glace comme on l’observe aujourd’hui au Groenland ou en Antarctique. Les arêtes, crêtes et sommets rocheux, appelés nunataks en groenlandais, ont toujours émergé au-dessus d’une véritable mer de glace qui roulait jusqu’en plaine15. L’emplacement actuel de la ville de Chamonix est écrasé sous 1 300 mètres de glace16. Grenoble ? Noyée sous 1 200 mètres de glace. Gap ? Même chose17. En se retirant, les glaciers laissent derrière eux, aux portes de Lyon, des champs de ruines, des amoncellements de cailloux, de rochers épars et de poussière. L’Est lyonnais est couvert d’épaisses dunes de limon et de sable jaunes déposées et modelées par les vents18. Des gouttes d’air glacé provenant du cœur des glaciers déferlent à plus de 300 kilomètres-heure. Les vents catabatiques s’engouffrent dans la vallée en hurlant et en soulevant des nuages de poussière.

Le lit du Rhône est encombré de bancs de sable, de graviers et de blocs de rochers de toutes tailles. L’eau ne coule que périodiquement, l’été, au moment de la fonte des glaciers et des rares plaques de neige. Le régime du fleuve est spasmodique. Le Rhône a des hoquets : de violentes crues au cours desquelles l’eau se fraye mille chemins au milieu des tas de gravats. Il forme des tresses, une multitude de chenaux d’écoulement qui changent d’emplacement en permanence en fonction des sédiments plus ou moins grossiers qu’il charrie, qu’il dépose ici et là, qui le bloquent et qu’il doit contourner. Le Rhône est un géant qui sculpte le fond de la vallée. Il ronge ses berges que nulle racine ne protège ni ne maintient. Sur sa rive droite, d’autres glaciers recouvrent les sommets arrondis du Massif central jusqu’à 1 200 mètres d’altitude. Le mont Lozère, le Mézenc, les Hautes Chaumes, le mont Dore et surtout les monts du Cantal étincellent au soleil19. Le couloir rhodanien est donc une longue vallée étroite encadrée par deux murs de rocs et de glace ; un fleuve capricieux qui file vers le sud au milieu d’un chaos de débris minéraux de toutes tailles.

 

Les vallées qui s’ouvrent sur chaque rive sont sèches, arides et stériles. En pays calcaire, l’érosion a creusé d’immenses réseaux souterrains qui peuvent constituer des abris parfaits pour bêtes et hommes. Dans la basse vallée de l’Ardèche s’ouvre la grotte dite de Chauvet, qui ne sera redécouverte qu’en 1994. C’est un site magnifique, à l’abri des vents polaires du nord. Pourtant, il y a 20 000 ans, il fait bien trop froid pour que la vie puisse s’y développer, même temporairement. Ici aussi, le coin est désert. Mais 10 000 ans plus tôt, lorsque l’âge de glace montait lentement en puissance, la région était encore parcourue de troupeaux et de prédateurs. À peine arrivés en Europe, les hommes modernes, fascinés par la diversité de la faune qui peuplait la région, ont représenté les plus belles bêtes sur les parois de pierre de Chauvet. C’est la première grotte ornée d’Europe et, pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. La qualité des œuvres est stupéfiante. On surnomme Lascaux la “chapelle Sixtine de la préhistoire” mais elle est 17 000 ans plus jeune ! Chauvet est unique pour ses lions, ses ours et pour les empreintes laissées dans l’argile humide qui racontent d’étonnantes histoires.

 

 

La grotte des félins et des ours


Nulle part dans l’art pariétal on ne trouve une telle concentration de félins. À côté des traditionnels mammouths et rhinocéros laineux, on y trouve 75 lions des cavernes qui se glissent le long des parois20. Les hommes ont également représenté la rare panthère des cavernes, l’équivalent préhistorique de la panthère des neiges actuelle, reconnaissable à sa robe tachetée. Si les lions n’ont fréquenté la grotte que sous la forme de représentations picturales, les ours des cavernes l’ont réellement occupée chaque hiver. Ces énormes plantigrades de 3,50 mètres de haut s’y enfonçaient le plus loin possible pour fuir les rigueurs de la mauvaise saison et creusaient une bauge dans laquelle ils se roulaient en boule. Les archéologues en ont recensé près de 300 qui, parfois, se touchent, laissant suggérer que les ours aient pu constituer des dortoirs collectifs21. Pour rejoindre leur dortoir dans le noir, les ours ont longé les parois, polissant la roche de leur épaisse fourrure, griffant la pierre de leurs énormes griffes. L’hibernation n’est pas sans risque : il n’y a qu’à voir les ossements des 200 individus qui jonchent le sol des différentes salles pour se rendre compte qu’elle peut être mortelle si elle est mal préparée. Hommes et ours ont fréquenté la grotte en même temps car les uns ont griffé les peintures (dont 13 représentations d’ours) et les autres ont arrangé les crânes selon une mise en scène qui nous est encore aujourd’hui bien obscure22. C’est le cas notamment du célèbre crâne déposé bien en évidence comme sur une stèle au centre d’un amphithéâtre23. Pour quel rite ? Quelle cérémonie mystérieuse24 ?

 

 

L’enfant et le chien-loup


Cependant, au maximum de l’âge de glace, la grotte Chauvet et sa région sont abandonnées depuis longtemps déjà. Le froid n’a fait que s’accentuer, repoussant bêtes et hommes toujours plus loin vers le sud. Si nous faisons un crochet pour visiter la grotte Chauvet, c’est parce qu’il y a peut-être là la réponse à la question posée par l’ossuaire de Solutré : quelles étaient les relations entre les deux super-prédateurs de l’époque, l’homme et le loup ?

Dans la galerie des Croisillons, on trouve en effet deux séries d’empreintes parallèles particulièrement troublantes, témoignage émouvant d’un événement particulier qui va faire basculer toute la préhistoire. Il y a 26 000 ans, un jeune garçon de huit ans est passé par là, tenant dans sa main gauche une torche enflammée qui a laissé des taches de suie au plafond, maintenant son équilibre en caressant la paroi de sa main droite maculée de boue25. Il marchait tranquillement26 vers la salle du Crâne. Il n’était peut-être pas seul car, à côté des siennes se trouvent les empreintes d’un canidé. Et toute la question est de savoir si ce dernier est un loup ou un chien et s’il a effectivement marché avec l’enfant ou à un autre moment. Hasard ? Coïncidence ? Loup apprivoisé ? Chien domestique ? Les spéculations vont bon train. Plusieurs études tendent à montrer que ces empreintes ne peuvent être celles d’un loup27. Alors si ce n’est pas un loup, serait-ce l’un des tout premiers chiens ?

 

 

Entre chien et loup…


Le mystère de la domestication du chien est une de ces énigmes qui résistent encore vaillamment à la curiosité des scientifiques. Archéologues, paléontologues, historiens, éthologues et maintenant généticiens, tous spéculent, débattent et brandissent leurs preuves irréfutables. Un seul consensus : le chien descend du loup gris. C’est un domaine de recherche presque aussi polémique que l’étude des origines de l’homme et, dans un certain sens, on n’en est effectivement pas si éloigné que ça. Où et quand la domestication a-t-elle eu lieu ? Une fois ou plusieurs fois indépendamment les unes des autres ? Comment et pourquoi cela s’est-il déroulé ? À quoi servaient les premiers chiens ? Servaient-ils d’ailleurs à quelque chose ?

 

En 1978, on a trouvé dans le Nord d’Israël le squelette d’un chiot enterré il y a 12 000 ans à côté de celui d’un homme28. La thèse communément admise alors est que le chien a été domestiqué au Proche-Orient au début du Néolithique, en même temps que le mouton, la chèvre, le bœuf et le cochon. Mais depuis cette découverte, les fossiles jaillissent de toutes parts et montrent tout autre chose : on attribue au chien des squelettes trouvés en France et datant d’il y a 15 000 ans29, en Belgique (31 700 ans30), en Sibérie (dans les monts de l’Altaï, 33 000 ans31). Une origine chinoise ou extrême-orientale (péninsule du Kamtchatka) est également de plus en plus souvent évoquée. Les généticiens font mieux encore. En étudiant les horloges moléculaires à partir de l’ADN mitochondrial des chiens, ils n’hésitent pas à faire remonter la domestication à 135 000 ans32 ! Il semble avéré que l’homme et le loup se fréquentaient depuis longtemps. On trouve dans l’abri Castanet ou la grotte de Brassempouy (23 000 ans) des bijoux décorés de canines perforées de loups (ou de chien ? On ne sait plus). On a trouvé plus récemment des squelettes d’hommes et de loups côte à côte en France (datant d’il y a 150 000 ans) et en Chine (300 000 ans). Qui a fait le premier pas ? Qui a domestiqué l’autre ?

 

Avant de transformer le loup en chien, il faut l’apprivoiser. Pour cela, il faut l’imprégner, c’est-à-dire se substituer à ses parents biologiques. Il faut des conditions particulières pour cela. Le louveteau doit être en contact permanent avec un humain pendant une période très particulière dite “sensible”. C’est seulement à ce moment-là que l’animal développera un lien affectif avec son parent de substitution, qui pourra durer toute sa vie. Or cette période est très courte : le louveteau doit être encore aveugle et âgé de moins de deux semaines. Si elle commence au 16e jour, l’imprégnation est moins efficace et devient carrément impossible à partir du 20e jour33.

 

Une fois les premiers loups apprivoisés, l’homme a exercé, consciemment ou non, une longue sélection sur ses compagnons à quatre pattes, qui a conduit en quelques siècles ou millénaires à l’apparition des caractéristiques sans équivoques du chien. La docilité et la tolérance envers l’humain tendraient à prolonger les caractères juvéniles jusqu’à l’âge adulte : c’est le phénomène de la néoténie qui déclencherait une cascade de gènes régulateurs du développement morphologique, physiologique et neural. Première conséquence : l’allongement de la période d’imprégnation qui dure aujourd’hui près de trois mois chez le chien contre deux semaines chez le loup34. La taille générale décroît, notamment celle du crâne35. Le cerveau des chiens est environ 30 % plus petit que celui des loups. C’est le système limbique, consacré à l’agressivité et à la peur, qui a le plus diminué. La domestication a donc réduit les zones cérébrales qui empêchaient l’intolérance vis-à-vis de l’homme. Le museau et les narines sont plus courts, le crâne est plus large. Les chiens maîtrisent les muscles faciaux qui leur permettent de hausser les sourcils de manière à agrandir la taille apparente de leurs yeux, ce qui leur donne un air juvénile, tendre ou triste, qui attire irrésistiblement l’attention humaine36. D’autres traits juvéniles ont aussi été sélectionnés comme remuer la queue et tous les comportements de soumission qui existent chez les louveteaux. Les chiens ont été sélectionnés pour obéir aux ordres, être attentifs aux humains et accepter leur autorité. Le chien est un loup qui a pris l’homme comme chef de meute37 et qui a accepté d’en être totalement dépendant, au point de perdre en grandissant ses capacités d’initiative.

 

 

Regarde-moi dans le blanc des yeux


Les chiens comprennent instantanément la direction du doigt pointé, contrairement au chimpanzé ou au loup38. Ils lisent les expressions faciales humaines comme les sourires et, surtout, ils suivent la direction du regard. C’est une aptitude unique dans le règne animal. Durant le processus de domestication, il n’y a pas que le loup qui a changé ; l’homme aussi, de manière à mieux communiquer avec son compagnon à quatre pattes. La domestication est à double sens. L’homme moderne est le seul primate à avoir une sclère, c’est-à-dire le blanc de l’œil qui entoure l’iris coloré. Cela permettrait à ses interlocuteurs de mieux suivre à distance la direction de son regard et donc de mieux faire passer certaines informations et certaines émotions. C’est l’hypothèse de “l’œil coopératif”. Très intéressant pour indiquer sans bruit, en toute discrétion, la direction d’un gibier par exemple. Reste à savoir si les hommes modernes sapiens sapiens sont arrivés en Europe il y a 40 000 ans avec les yeux déjà blancs ou si Néandertal les avait blancs lui aussi39.

En adoptant cette nouvelle niche écologique, le chien mange désormais la même chose que son maître. Ils partagent leur nourriture. Et avec l’invention de l’agriculture, leur régime alimentaire à tous les deux s’enrichit considérablement en amidon issu des céréales. Du coup, chez ces deux espèces, on observe dès cette époque la sélection de gènes codants pour l’amylase, une enzyme au rôle capital dans la digestion de l’amidon40. Enfin, la couleur du pelage s’est mise à varier et les premiers chiens noirs ou crème sont apparus il y a 10 000 ans environ41.

 

 

Un duo de choc


On l’a vu, le loup est le grand succès du Pléistocène. C’est le prédateur majeur de l’âge de glace, présent partout et tout le temps. Les hommes préhistoriques ne pouvaient pas le rater. Alors comment, à partir de ces nombreux loups qui parcouraient en seigneurs l’Europe gelée, les chiens sont-ils apparus ? Au vu de tous les éléments recueillis, un scénario plausible et assez séduisant se dessine.

Les loups présentaient alors une très grande diversité de comportements et d’attitudes. Parmi eux, il y en avait des craintifs qui refusaient tout contact avec les humains et d’autres capables au contraire de dompter leur peur, de gérer leur stress et de négocier un certain rapprochement avec les hommes. En somme, des loups anthropophiles au caractère plutôt sympathique. Ces individus “amicaux” auraient participé activement aux grandes parties de chasse collective. Plus endurants que les hommes, ils auraient épuisé le gibier à la course et l’auraient rabattu vers les chasseurs postés en embuscade. Le gros gibier peut être dangereux et les loups courent toujours un risque à s’y frotter. En collaborant avec les hommes qui étaient capables de tuer à distance grâce à leurs armes de jet, ils évitaient les risques de la confrontation directe avec des cornes effilées, des sabots tranchants ou des défenses aiguisées. Les hommes, eux, économisaient le temps et l’énergie de la poursuite et pouvaient s’attaquer à de plus grosses proies42. Les deux grands prédateurs de l’âge de glace auraient pu se faire une compétition féroce ; au contraire, ils ont mis en place une collaboration de plus en plus étroite, une association à bénéfices réciproques inédite à ce niveau trophique. À tel point que l’anthropologue Pat Lee Shipman assure qu’à eux deux, ils ont poussé à l’extinction les hommes de Néandertal, Homo sapiens neandertalensis. Ce dernier était installé en Europe depuis au moins 250 000 ans ; il a enduré plusieurs âges de glace et plusieurs stades interglaciaires, s’est adapté à des climats et des gibiers très différents. Et puis soudain, voici 30 000 ans, il disparaît au moment même où l’homme moderne et le chien arrivent. Shipman suppose qu’il fut incapable de tenir tête au duo de choc qui s’appropriait les meilleurs terrains de chasse et les meilleures proies43.

Après la chasse, les loups tenaient à distance respectueuse des carcasses les autres prédateurs, lions et hyènes des cavernes. D’autre part, les louves les moins craintives, les plus entreprenantes, venaient profiter des déchets abandonnés en lisière des campements. Un gain énorme en temps et en énergie qu’elles consacraient à leurs louveteaux dont la survie augmentait considérablement (il faut savoir que la mortalité des petits en contexte naturel dépasse 50 % et peut atteindre 80 %44). Ces louveteaux ont vite attiré l’attention des enfants et des femmes qui les ont adoptés comme animaux de compagnie. Les femmes n’hésitaient pas à les nourrir au sein comme cela s’observe encore dans certaines régions du globe45. Les loups apprivoisés vivaient au camp, réchauffaient les gens, montaient la garde et, pour les moins dociles, finissaient dans la marmite46, manière très efficace de sélectionner les plus affectueux. Les loups amicaux étaient donc clairement favorisés. Certains des premiers chiens étaient très grands et servaient de bêtes de somme. Ils transportaient dans des sacoches calées sur leur dos, ou sur des travois qu’ils tractaient, équipement, fournitures, matières premières pour la taille des pierres, combustible, provisions, etc. Ces chiens pouvaient porter jusqu’à 23 kilos chacun. Finies la corvée de bois et les charges harassantes. Les hommes s’en sont trouvés considérablement soulagés et les femmes ont pu consacrer plus de temps et d’énergie à leur maternité. Les enfants survivaient et grandissaient mieux. Les clans aidés de chiens vivaient dans de meilleures conditions que les autres47. Aidés de leurs nouveaux alliés à quatre pattes, les chasseurs ont augmenté considérablement leur rayon d’action, chassaient des proies plus grosses et plus nombreuses, transportaient plus de provisions et faisaient des réserves. C’est comme cela que certains chercheurs expliquent qu’il y a 20 000 ans, les premiers hommes ont conquis l’Amérique en traversant à pied le détroit de Béring alors à sec48. D’autres suggèrent que c’est grâce à ces premiers chiens que les hommes préhistoriques ont pu chasser les troupeaux de mammouths et les conduire à l’extinction49. Les deux espèces ont ainsi changé radicalement de mode de vie, ensemble, en même temps, au fur et à mesure que leurs interactions se multipliaient et se complexifiaient. Autrement dit, l’homme aurait-il pu être moderne sans le chien ? Pour Pat Lee Shipman, cela ne fait aucun doute : nous ne serions pas devenus ce que nous sommes si nous n’avions pas coévolué avec les chiens.

 

Depuis l’âge de glace, la diversité des loups s’est considérablement amoindrie. De nombreuses lignées génétiques se sont éteintes50. Il ne reste plus que des loups peureux et craintifs. La lignée des loups amicaux a disparu, ou plutôt, elle existe toujours : ce sont les chiens. On recense en revanche aujourd’hui plus de 400 races canines. La variété de leurs morphologies dépasse de très loin la plus grande variété morphologique chez aucun autre mammifère actuel.

 

 

L’éden gascon


L’obscurité de la grotte Chauvet nous a éclairés sur l’histoire extraordinaire du chien et de l’homme préhistorique. Mais en ressortant à l’air libre, dans l’air glacé, bousculés par le vent, nous ne voyons rien : ni homme, ni chien, ni lion ni hyène contre lesquels ils se battaient, ni mammouth qu’ils traquaient ensemble, il n’y a rien. Poursuivons donc plus au sud… Les touffes d’herbes se multiplient jusqu’à l’apparition, enfin, des premiers arbres chétifs, cachés dans les endroits les plus abrités. Des îlots de végétation blottis autour des terriers de marmottes, d’écureuils terrestres, de renards polaires et roux, de nids de chouettes harfangs… Au sud de l’Ardèche, on débouche enfin dans une immense plaine en croissant de lune qui s’étale de Marseille à Banyuls. À l’abri des montagnes qui stoppent les vents du nord, les températures hivernales remontent sensiblement. Quand les vents catabatiques ne soufflent pas, il fait même presque doux : seulement 7 à 10 oC de moins que les normales actuelles. Les déserts qui s’étendent au pied des glaciers sont investis timidement par quelques plantes pionnières. Elles sont capables de pousser sur les moraines, la roche à nu réduite en mille morceaux par la glace et le gel. On y trouve même de vaillants petits arbrisseaux qui poussent tout tordus dans ces conditions précaires, pins sylvestres, saules et bouleaux. Ils sont seuls et ne craignent pas la concurrence. Dans la plaine languedocienne, bien plus large qu’aujourd’hui, se développe un paysage “non analogue”. C’est ainsi que les spécialistes qualifient une communauté végétale qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui, un mélange qu’on croyait impossible de steppe et de toundra. Ils l’appellent d’ailleurs la “steppe-toundra”. Au début de l’été, elle s’égaye des touches de rose des saxifrages qui, comme leur nom latin Saxifraga l’indique, cassent les pierres, par le jaune du pavot arctique (Papaver radicatum), des fleurs de luzerne (Medicago falcata) et de l’hélianthème (Helianthemum canum), les délicates fleurs blanches du céraiste (Cerastium alpinum) et de la renoncule des glaciers (Ranunculus glacialis) et enfin le bleu du lin (Linum perenne). Il y a aussi le feuillage soyeux et argenté des armoises (Artemisia frigida), les énormes grappes de fleurs jaunes dressées vers le ciel de l’astragale queue-de-renard (Astragalus alopecurus), les androsaces (Androsace septentrionalis), les spirées (Filipendula vulgaris), et quantité d’autres espèces beaucoup plus discrètes comme les scirpes, les carex, et d’innombrables herbes51. Des arbres en forme de tapis ou de coussins rampent au ras des rochers comme le saule nain (Salix herbacea), la dryade (Dryas octopetala) aux jolies roses blanches, l’andromède aux clochettes roses (Phyllodoce caerulea), la camarine aux baies noires (Empetrum nigrum52) ; d’autres tentent de se dresser tant bien que mal de quelques décimètres comme le genévrier thurifère (Juniperus thurifera), le saule des Lapons (Salix lapponum), le pin sylvestre, l’aulne, le bouleau et le tremble, tous capables de se reproduire vite et dans des conditions extrêmes53. Dans les rares endroits marécageux poussent les carex (Carex aquatilis), des cardaires et les pompons cotonneux des linaigrettes (Eriophorum angustifolium).

 

Cependant, si jolies soient-elles, ces touffes sont si clairsemées qu’elles ne nourrissent pas grand monde. Il nous faut désormais poursuivre plein ouest, passer les cols désolés de la Montagne noire et redescendre dans la plaine d’Aquitaine pour assister à un véritable changement. Suffisamment loin de la calotte glaciaire scandinave pour en atténuer l’effet réfrigérant, protégées des vents du nord par les monts d’Auvergne, arrosées par la fonte des neiges et des glaces du Massif central et des Pyrénées, les vallées verdoyantes de la Garonne et de la Dordogne accueillent enfin le voyageur fatigué.

 

 

Le paradis perdu des mammouths


Le sol qui dégèle profondément chaque été permet ici à une végétation variée de se développer. Déposés régulièrement par les vents sous forme de lœss, les nutriments et les minéraux ne sont pas limités. Le sol regorge de carbonates et de sels minéraux qui sont autant de fertilisants naturels pour les plantes héliophiles et halophiles, qui recherchent la lumière du soleil et apprécient les sols chargés en sels. Les plantes y puisent facilement de quoi pousser et supporter l’intense pression de broutage des immenses troupeaux54. Imaginez un peu la scène. Dans les plaines parsemées de touffes de plantes basses, les familles de bisons des steppes se rassemblent par centaines en vue de la période de rut qui commencera à la fin de l’été. Les petits veaux nés au printemps gambadent entre les touffes grises de poussière. Les grands mâles convergent tranquillement (1 tonne, 2 mètres au garrot, 32 kg de fourrage/jour). Avec leurs grandes cornes effilées, les combats promettent d’être spectaculaires. Les rennes sont encore plus nombreux et toujours en migration. Ils se nourrissent de petits lichens qui poussent très lentement : ils épuisent vite leurs pâturages. Les mammouths sont eux aussi au rendez-vous estival (4 à 6 tonnes, 3 mètres au garrot, une trompe de 100 kg). Contre toute attente, cette steppe mitée est extrêmement productive et peut nourrir d’innombrables herbivores de très grande taille. Chaque mastodonte adulte doit ingurgiter près de 300 kg de fourrage chaque jour. C’est le paradoxe de l’âge de glace : une richesse cachée sous des apparences de désolation. C’est le seul moment de l’année où les mâles retrouvent les femelles. Le rut est très court et donc très violent ; il favorise les plus grands mâles, les plus forts et les plus agressifs. D’où leurs défenses disproportionnées pouvant atteindre 4 mètres de long. Ils luttent face à face, front contre front et l’enjeu est de parvenir à tourner la tête pour embrocher le flanc de son adversaire avec la pointe effilée d’une défense55. On associe souvent le rhinocéros laineux au mammouth, comme Laurel à Hardy, mais en réalité il est beaucoup plus rare. Son énorme nuque lui fait comme une bosse sur le dos. Couverte de longs poils, elle cache une grande réserve de graisse pour l’hiver et une musculature impressionnante pour porter les deux grandes cornes qu’il arbore sur le front et le nez. Celle du nez est la plus longue et atteint facilement 1,30 mètre. Elle est portée à l’horizontale et sert entre autres à balayer la neige durant l’hiver56. Les plus farouches sont les chevaux (1,30 mètre au garrot pour un poids de 300 kg), craintifs au point de détaler à la moindre alerte. Enfin, le mégacéros, le cerf géant (2,10 mètres au garrot, 3 mètres de long, 600 à 800 kg pour les mâles) qui a une grosse bosse sur le dos pour soutenir une ramure gigantesque atteignant 3,70 mètres. Tous ces grands herbivores sont équipés de dents puissantes et résistantes pour broyer de grandes quantités de plantes couvertes de poussière et de sable. Entre le milieu et la fin de l’été, la steppe résonne des clameurs de la mêlée sauvage de ces géants qui paradent, combattent et s’accouplent. Et pour ajouter au spectacle, il faut compter avec les nombreux prédateurs qui rôdent. Les loups, bien sûr, mais aussi les lions, les hyènes, les ours bruns, les renards roux et blancs, les gloutons et les blaireaux. Le lion chasse les rennes, comme les loups. Mais il est suffisamment puissant pour s’attaquer à un cheval, un bison, un mégacéros voire un jeune mammouth ou un jeune rhino. Tout dépend de l’intensité de la compétition entre prédateurs. Plus ils sont nombreux, plus ils se spécialisent sur l’une ou l’autre proie. Les lions de l’âge de glace sont un tiers plus gros que les lions actuels mais ne portent pas de crinière car ils vivent en couple isolé57 et n’ont donc pas besoin de cette armure laineuse pour combattre d’autres mâles. La steppe est jonchée de carcasses gelées que se disputent les charognards et les vautours moines. La fin de vie des mammouths est particulièrement triste car, une fois que leurs dents sont usées jusqu’à la gencive, vers l’âge de cinquante ou soixante ans, ils errent seuls sans plus pouvoir manger et finissent par mourir de faim, harcelés par les lions et les hyènes… Ces dernières, organisées en clan, chassent de préférence les chevaux. Pour éviter que les carcasses ne gèlent trop vite, elles les ramènent à l’entrée des grottes qu’elles habitent et marquent leur stock de viande de nombreuses fèces, espérant ainsi éloigner les lions, les autres hyènes et les charognards58. Au pied de ces géants s’active tout le petit peuple des lagopèdes, lièvres blancs, marmottes et écureuils terrestres qui creusent des terriers et des lemmings à collier qui aménagent des galeries sous la neige. La chouette harfang et le renard polaire sont leurs prédateurs attitrés. Le nid de la première et le terrier du second constituent de petits îlots de verdure fertilisés par les nombreux reliefs de leurs repas, leurs fèces et leur urine.

 

Plus haut dans les collines et les vallées encaissées où affleure la roche et se dressent les falaises, les vautours moines nichent en colonies. Les bouquetins et les chamois caracolent, guettés par le léopard des cavernes. Dans les petits bosquets d’arbres qui parviennent à pousser malgré le froid vient se restaurer l’énorme ours des cavernes (3,5 mètres de haut lorsqu’il est dressé, comme un très gros grizzly actuel). Presque exclusivement végétarien, il broute paisiblement l’herbe et les plantes des clairières59. Cet ours énorme, nous en avons déjà trouvé les traces au fond de la grotte Chauvet, en Ardèche. Dans ces collines où ne viennent ni rennes ni chevaux, les lions se rabattent sur un gibier peu banal. L’hiver venu, ils visitent les grottes pour s’attaquer subrepticement aux ours en train d’hiberner, notamment aux plus jeunes. Ce risque est connu des ours, c’est pourquoi ils cherchent à s’enfoncer le plus loin possible, parfois à plusieurs kilomètres de l’entrée de la grotte. Bons grimpeurs et possédant une excellente vision nocturne, certains grands lions n’hésitent pas à s’y aventurer, poussés par la faim. C’est une chasse risquée qui est l’apanage de quelques lions spécialisés60. On trouve encore aujourd’hui les traces des combats titanesques que les deux géants se livraient, notamment lorsque la femelle ourse était réveillée par les cris de ses oursons dévorés vivants par les lions. Il ne fait pas bon réveiller une maman ourse car elle défend alors très chèrement sa peau et celle de sa progéniture. Les crânes retrouvés des ours et des lions, tailladés de coups de griffes et perforés de canines témoignent de la violence des combats61. On imagine aisément l’écho de leurs rugissements résonnant contre les parois de ces grottes.

 

On le voit, la steppe à mammouths européenne n’avait rien à envier aux savanes africaines. Malheureusement, il y a 20 000 ans, au maximum glaciaire, l’Aquitaine n’est plus que le pâle reflet d’une abondance et d’une diversité à jamais révolues. Les maigres pâturages qui persistent suffisent à peine à nourrir les dernières hardes de rennes, de bisons et de chevaux rejointes par quelques bœufs musqués et antilopes saïgas62 en provenance du Nord-Est de l’Europe et qui se contentent de bien peu. L’Aquitaine est le dernier refuge de vie dans une France réduite à un vaste désert.

 

 

Où sont les hommes ?


Finis les mammouths, les rhinocéros laineux, les mégacéros, les lions et les hyènes, les ours des cavernes… En Aquitaine, au maximum de l’âge de glace, il n’y a plus que quelques rares survivants. Ceux qui l’ont pu se sont réfugiés plus au sud encore, dans la péninsule Ibérique, en contournant la barrière infranchissable des Pyrénées englacées par le Pays basque alors à sec. L’homme ancien, Néandertal, a disparu le premier, peut-être pour les raisons que l’on a vues plus haut. Mais une autre espèce est également en train de disparaître d’Europe : l’homme moderne, sapiens sapiens, notre ancêtre direct. Comme tous les prédateurs de haut rang, ils pâtissent du déclin des herbivores. Leur position de purs carnassiers au sommet de la chaîne alimentaire les rend excessivement fragiles au moindre changement. Mais seul l’homme moderne parvient à tirer son épingle du jeu grâce à sa grande adaptabilité. En Aquitaine, il chasse en plaine le bison, le cheval et l’antilope lorsqu’elle arrive des steppes sibériennes, repoussée par l’extrême rigueur du climat. À la belle saison, il monte dans les vallées chasser les rennes et, encore un peu plus haut, le bouquetin. Dans cette oasis aquitaine, on estime à 9 000 le nombre d’hommes modernes63. Il y en aurait à peu près autant dans la péninsule Ibérique. Certains chercheurs se demandent même si ce ne serait pas les mêmes. Très mobiles, les chasseurs préhistoriques auraient passé l’hiver en Ibérie, ne franchissant le Pays basque que pour les chasses d’été, certains poussant même jusqu’à certaines vallées du Massif central, de la Loire et même de la Saône64. Quand les réserves de silex s’épuisaient, il fallait monter une expédition et traverser le pays, s’enfoncer dans le désert poudreux et gelé pour rejoindre les gisements du val de Saône en chassant au passage des chevaux isolés. Une aventure à hauts risques de plusieurs centaines de kilomètres. Mais un homme préhistorique sans un bon silex est un homme mort. De génération en génération, ils se transmettent les savoir-faire, la localisation des meilleurs gisements, des passages à gué et des cols à franchir. Dans ce monde où les ressources sont accessibles à tous, le plus important est l’information ; le capital, c’est la connaissance65.

 

 

À la conquête de l’Amérique


Ainsi, selon toute vraisemblance, la côte basque élargie de plusieurs dizaines de kilomètres à cause du retrait des eaux est, pour les chasseurs solutréens, le point de passage obligé entre les territoires de chasse d’hiver au sud et ceux d’été au nord66. La corne aquitano-cantabrique est alors cette oasis à la forme étrange reliant par le Pays basque l’Aquitaine et la plaine côtière du Nord de l’Espagne. Autrement dit, c’est le cul-de-sac de l’Europe où se trouvent coincés les derniers survivants de l’âge de glace, plantes, animaux et humains. Ils ne peuvent pas aller plus loin. En est-on si sûr ? Qu’y a-t-il face à la côte basque ? L’océan Atlantique et au-delà : l’Amérique ! Il n’en faut pas plus pour que certains imaginent que les hommes préhistoriques arpentant les plages basques aient eu l’idée d’aller voir ailleurs, de franchir le pas et de coloniser l’Amérique. Et quel pas ! 5 000 kilomètres d’un océan glacé en partie recouvert de banquise, ce n’est pas rien. Depuis plus d’un siècle, l’hypothèse séduit ; elle est réactivée régulièrement et, tout aussi régulièrement, aussitôt infirmée par des bataillons de spécialistes. Il aurait fallu que ces chasseurs basques adoptent le mode de vie des Inuits actuels qui est une civilisation très récente. Ils ne chassaient pas les mammifères marins67 et ne maîtrisaient aucune technique de navigation sur l’eau ou sur la glace68. La glace de mer qui leur aurait permis de marcher à pied sec sur l’océan pendant 5 000 kilomètres était en réalité beaucoup moins étendue qu’on ne le pensait. La banquise permanente descendait jusqu’en Bretagne et le golfe de Gascogne n’était glacé que durant le mois d’hiver le plus froid. Or on estime entre trois à sept mois le temps nécessaire à parcourir la distance tout en chassant pour subvenir à ses besoins quotidiens. De plus, cette banquise n’avait rien d’une patinoire plane et uniforme. C’était un chaos de blocs erratiques et d’icebergs qui aurait considérablement gêné leur progression. Parvenus au milieu de l’Atlantique, la banquise s’ouvrait sur une immense zone d’eau libre qu’il aurait fallu contourner par le nord, ce qui aurait rallongé d’autant le trajet69. Rien n’indique que les eaux froides en bordure de banquise, là où ces chasseurs explorateurs sont censés avoir chassé leur pitance quotidienne, étaient suffisamment riches et productives. Au contraire, il semblerait que si elles le furent, c’était uniquement en été, quand il n’y avait pas de banquise dans le golfe de Gascogne et qu’une petite partie du plateau continental était submergé. Enfin, en admettant qu’ils purent franchir ces 5 000 kilomètres, qu’auraient-ils trouvé sur l’autre rive ? L’inlandsis des Laurentides couvrant tout le Canada et l’Alaska. Une gigantesque calotte glaciaire à côté de laquelle la calotte scandinave paraissait ridiculement petite et devant laquelle s’étalait un vaste désert inhospitalier balayé par des vents violents et glacés. Quel intérêt de faire tant de chemin, de prendre tant de risques pour trouver la même chose, en pire, qu’en Europe ? Pourquoi préférer l’hypothèse extravagante d’un voyage improbable de plus de 5 000 kilomètres sur une banquise difficile plutôt que la traversée de quelques kilomètres du détroit de Béring à pied sec, donc en toute sécurité ?

 

 

 

Commenter ce livre

 

03/10/2018 256 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782330111090
9782330111090
© Notice établie par ORB
plus d'informations