#Essais

7 femmes

Lydie Salvayre

Sept femmes. Sept figures emblématiques de la littérature qui ont follement investi leur vie. Leur relation à l'écriture est passionnelle, et, pour certaines d'entre elles, les a conduit au suicide. Singulières et exigeantes, elles transcendent leur douleur personnelle dans l'oeuvre. Leur rapport au quotidien, qu'elles considèrent médiocre et sans intérêt, est vécu comme tragique. Mais ce "quotidien" n'est-il pas aujourd'hui celui qui a marqué l'Histoire ? Celui du Paris d'avant-guerre, des Années folles, de la Russie stalinienne… Comment retranscrire une oeuvre au travers de la vie même de son auteur ? Lydie Salvayre s'adonne à cet exercice de portraitiste, comme l'ont déjà magnifiquement réussi Cioran et Sainte-Beuve, en choisissant celles dont la lecture a marqué sa vie et par là-même fécondé son oeuvre : Emily Brönte (1818-1848), Colette (1873-1954), Virginia Woolf (1882-1941), Djuna Barnes (1892-1982), Marina Tsvetaeva (1892-1941), Ingeborg Bachmann (1926-1973) et Sylvia Plath (1932-1963). Dérangeantes, scandaleuses, elles ont témoigné à leur façon du monde dont elles ont autant souffert qu'elles ont contribué à la façonner… Leurs oeuvres sont désormais des monuments littéraires. Lydie Salvayre les fait revivre en écrivant leur histoire, leur beauté, leur démesure, leur rébellion mais aussi leur côté sombre et leur désespérance.

Par Lydie Salvayre
Chez Librairie Académique Perrin

0 Réactions |

Genre

Critique littéraire

Sept folles
Pour qui vivre ne suffit pas. Manger, dormir et coudre des boutons, serait-ce là toute la vie? se demandent-elles.
Qui suivent aveuglément un appel. Mais de qui, mais de quoi? s'interroge Woolf. Sept allumées pour qui écrire est toute la vie. (« Tout, l'écriture exceptée, n'est rien », déclare Tsvetaeva, la plus extrême de toutes.) Si bien que leur existence perd toute assise lorsque, pour des motifs divers, elles ne peuvent s'y vouer. Sept insensées qui, contre toute sagesse et contre toute raison, disent non à la meute des « loups régents », qu'ils soient politiques, littéraires, ou les deux, et qui l'écrivent à leur façon, les unes en hurlant, en claquant les portes, en arra­chant les masques, et tant pis si la peau et la chair viennent avec, les autres avec des grâces et des manières très british, mais toutes en écoutant la voix qui leur murmure à l'oreille : un peu plus à gauche, un peu plus à droite, plus haut, plus vite, plus fort, stop, préci­piter, ralentir, couper. La voix du rythme. Sans cette voix, elles sont formelles : pas d'écriture et pas d'écrivain. C'est aussi simple et aussi implacable. Sept imprudentes pour qui écrire ne consiste pas à faire une petite promenade touristique du côté de la littérature et puis, hop, retour à la vraie vie, comme on l'appelle.
Pour qui l'œuvre n'est pas un supplément d'existence.
Pour qui l'œuvre est l'existence. Ni plus ni moins. Et qui se jettent dans leur passion sans attendre que le contexte dans lequel elles vivent leur soit moins adverse. Sept folles, je vous dis.
Car il fallait qu'elles fussent folles ces femmes pour affirmer leur volonté présomptueuse d'écrire dans un milieu littéraire essentiellement gouverné par les hommes. Car il fallait qu'elles fussent folles pour s'écarter aussi résolument, dans leurs romans ou leurs poèmes, de la voie commune, pour creuser d'aussi dangereuses corniches, pour impatienter leur temps ou le devancer comme elles le firent, et endurer en conséquence les blâmes, les réproba­tions, les excommunications, ou pire l'ignorance d'une société que, sans le vouloir ou le voulant, elles dérangeaient.
Je relus, il y a un an, tous leurs livres.
Je traversais une période sombre. Le goût d'écrire m'avait quittée. Mais je gardais celui de lire.
Il me fallait de l'air, du vif. Ces lectures me l'apportèrent.
Je vécus avec elles, m'endormis avec elle. Je les rêvais.
Certain jour, un seul vers de Plath suffisait à m'occuper l'esprit. La perfection est atroce, me répétais-je, elle ne peut pas avoir d'enfant. Le lendemain, j'avalais d'un trait les trois cent dix-sept pages du roman de Woolf, Orlando, dans un bonheur presque parfait.
Afin de prolonger ce bonheur, je fis ce qui, jusque-là, m'indifférait et qui de surcroît, pensais-je, ne faisait que compléter mes méconnaissances : je me plongeai dans les biographies, les lettres et les journaux intimes de ces sept femmes. Je le fis sans aucune intention. Je ne cherchai pas à dévoiler je ne sais quel secret de l'œuvre ni à corroborer je ne sais quelle hypothèse savante, je savais l'exercice aussi vain que stupide. J'étais simplement portée par le désir de faire durer encore un peu l'émotion que j'avais éprouvée à les lire, et de me tenir en quelque sorte, affectueusement (je m'arrogeai ce droit), à leur côté.
Je glanai çà et là les détails qui me semblaient le mieux les révéler et me les rendaient attachantes. Je fus touchée au cœur de découvrir qu'Ingeborg Bachmann s'évanouit d'émotion après qu'elle eut fait sa première lecture publique, que Tsvetaeva, cette amoureuse-née, s'enflamma vingt-six fois et déchanta vingt-cinq, et que la jeune Emily Brontë cautérisa une plaie ouverte de sa main en y appliquant un fer rougi au feu, et ce sans émettre une plainte.
Je me mis ainsi à inventer leur vie, comme d'ail­leurs j'inventais leur œuvre, tout lecteur, je crois, fait cela. Puis j'allai imaginairement de l'une à l'autre.
Je m'enchantais de voir tel séisme intérieur réduit au tremblement d'un vers, tel incident bénin amplifié jusqu'au drame, bref, de découvrir tout ce travail de métamorphose qui d'ordinaire m'échappait. Et si je me gardais des explications causalistes, s'il me semblait abusif de prêter à ces femmes les mots et les mouvements que je trouvais dans leurs récits et d'en déduire que ceci voulait dire cela, je ne pou­vais m'empêcher de constater que leur vie et leur œuvre étaient indissociablement, inextricablement, irrémissiblement liées, en conflit parfois, en guerre souvent, ou prises l'une et l'autre dans le désir entêté, impossible, d'une parfaite adéquation.
J'avais, jusqu'ici, tenu dans le plus grand dédain tout savoir sur la vie d'un auteur. J'avais bien appris ma leçon. Le Contre Sainte-Beuve de Proust tenant lieu pour moi de référence canonique, j'accordais mon crédit à l'idée selon laquelle les écrivains pou­vaient garder tranquillement l'incognito lorsque les exégètes s'attaquaient à leur œuvre puisque leur moi d'écrivain était aussi éloigné de leur moi dans le monde que la Terre l'était de la Lune. J'étais convaincue, pour résumer, que les making of ne nous apprenaient rien.
En me penchant sur l'existence de ces femmes, je fus contrainte de faire un constat qui contrevenait à la postulation proustienne : écrire et vivre étaient, selon elles, une seule et même chose (ce qui du reste ne diminuait en rien l'insoumission de leur œuvre à tout essai d'élucidation). Tsvetaeva, la plus radicale, le formula ainsi : il ne s'agissait pas de vivre et d'écrire, mais de vivrécrire. D'ailleurs, le souffle de son cœur rythmait le souffle de ses phrases, et ses poèmes insomniaques résonnaient des cris qu'elle poussait silencieusement pendant le jour.
Ecrire, pour ces femmes, ne connaissait d'autre autorité que celle du vivre. Et vivre sans écrire revenait à mourir. Mieux, leurs textes étaient, pour la plupart d'entre elles et Plath en tête, une protestation contre cette idée - arrangeante, il faut bien le reconnaître - qu'il y avait d'un côté : l'art, et de l'autre, à distance prudente : la vie quotidienne. Plath les fit entrer l'une dans l'autre : les casseroles sales et les pan­toufles, en plein lyrisme.
Je fis un autre constat, plus sombre celui-là. Ces femmes qui aimèrent infiniment la vie, qui aimèrent infiniment l'amour et qui furent comblées de tous les dons du ciel, ces femmes qui rejetèrent avec dégoût tous les chantages à la souf­france et tous les bénéfices qu'elles eussent pu tirer d'un sort défavorable, ces femmes qui détestèrent la maladie autant que la douleur et se moquèrent de leur abject recyclage littéraire, ces femmes vécurent presque toutes un destin malheureux. Les unes connurent l'inconvénient de vivre là où il ne fallait pas, les autres celui de vivre quand il ne fallait pas, certaines celui de souffrir d'une douleur d'être si atroce qu'elle ne pouvait trouver d'apaise­ment que dans la mort.
Mais que leur ennemi se logeât au-dedans ou au-dehors d'elles-mêmes, leur existence fut, pour au moins quatre d'entre elles, un long déchirement. Fallait-il donc, pour que leur langue tranchât dans la grisaille, fallait-il que leur vie brûlât ou qu'elle saignât ? Leur œuvre ne pouvait-elle s'accomplir que depuis le fond le plus noir de la détresse ? Ne créait-on jamais que pour sortir de l'enfer ? Redoutable interrogation sur laquelle je butai : celle du lien entre douleur et création, cent fois levée et cent fois esquivée, pont aux ânes pour les uns, injure pour les autres au bonheur obligé, point crucial aux yeux de quelques rares, ou vieille complaisance romantique à la souffrance. Je ne tentai pas d'y répondre. La question m'angoissait. Je la fuyais. Mais une répugnance instinctive au goût du mal­heur, une méfiance innée des frissons que suscitent les artistes maudits auprès de ceux-là qui cherchent obstinément à se dédouaner de leur confort m'ame­nèrent à affirmer ceci : ce que j'aimais sans mesure chez ces sept femmes (lesquelles ayant pris le risque de vivre sans prudence ne purent éviter celui d'en souffrir) c'était leur puissance poétique, c'était la grâce de leur écriture, c'était le retournement qu'elles opéraient sur les forces de mort et leur pou­voir de conjuguer l'œuvre avec l'existence, c'était le bouleversement qu'elles provoquaient en moi et le surcroît de vie qu'elles ne cessaient depuis long­temps de m'insuffler.
La postérité a justifié la passion de leur engage­ment, célébré leur talent et patenté leurs œuvres. Leurs livres à présent n'ont plus à être protégés ni défendus. Les chefs-d'œuvre consacrés ne deman­dent plus rien. Ils parlent par eux-mêmes. Et tous les commentaires qu'ils appellent, fussent-ils remar­quables, n'ajoutent pas à leur beauté. Mais c'est jus­tement leur beauté qui inspire et justifie la parole. C'est leur beauté qui vaut, me semble-t-il, d'être dite et redite. Quoi d'autre mérite véritablement, dans ce foutoir, d'être transmis ? Quoi d'autre mérite d'être sauvé de l'oubli et de l'indifférence qui constamment menacent ? Je vous le demande.
Les voici donc mes admirées, qui sont d'un autre monde, qui sont d'un autre temps, d'avant Goldman Sachs et d'avant le storytelling, mais dont les mots parlent encore dans nos bouches pour peu que l'on consente à les tenir vivants : Emily Brontë, Djuna Barnes, Sylvia Plath, Colette, Marina TsveTaeva, Virginia Woolf et Ingeborg Bachmann.

Commenter ce livre

 

04/04/2013 230 pages 18,00 €
Scannez le code barre 9782262034696
9782262034696
© Notice établie par ORB
plus d'informations