Editeur
Genre
Littérature étrangère
Le Lakemba
Je vois le long et lourd canapé glisser sans bruit sur le linoléum et je l’esquive d’un pas de côté. Le ciel que j’aperçois par la fenêtre est gris et la plupart des passagers réunis dans le salon sont verts. Le canapé heurte le mur, s’arrête comme pour faire le point et repart à la dérive. Ma mère lève les yeux, les joues rouge vif. Au-dessus de sa tête, une lampe s’incline avec sollicitude.
Elle constate que je suis indemne et replonge le nez dans son livre : Le Quatuor d’Alexandrie. Dans sa tête, une fabuleuse bibliothèque brûle. Des pages en vélin s’envolent par la fenêtre et la brise les emporte vers le large. Ma mère est amoureuse de Balthazar. La lampe se penche ensuite vers la femme assise à côté d’elle, dans l’espoir, dirait-on, de voir ce qu’elle lit. Je regarde le canapé qui revient. Un canard en plastique sur roulettes se retrouve en travers de son chemin et, avec un couinement étouffé, se fait écrabouiller contre le mur.
Partis d’Australie, nous rentrons au bercail à bord d’un navire appelé le Lakemba et bientôt nous franchirons l’équateur. Sur le pont, le soleil tape. Les transats sont retenus au sol par des sangles, la mer se soulève et s’affaisse, forme par rapport au pont un angle vertigineux. À califourchon sur un cheval en plastique, je lève les pieds. Je glisse vers ma mère. Son visage se redresse, enflammé et juvénile et avide de Balthazar.
—Oh, Hazel, ma chérie ! dit-elle en tendant vers moi une main fine.
Mais je m’éloigne de nouveau avec les tables, les chaises, d’autres enfants et le canapé de près de trois mètres, chacun suivant son orbite paresseuse.
—Tu as chaud ? Il fait si chaud, dit ma mère en clignant des yeux. Reviens.
Et nous attendons toutes deux que je revienne.
On nous a dit que cela pourrait être bien pire. Mais c’est aujourd’hui la quatrième journée de mauvais temps et, de toute façon, je commence à m’y habituer. Ma mère se fait du souci pour moi, car elle n’a pas encore d’autres enfants au sujet desquels s’inquiéter. Mais je vais bien. Ma seule crainte, c’est d’aller dormir : la nuit sans lune, le mur affolé qui ne cesse de bouger à côté de ma couchette.
C’est la nuit et nous sommes à huit jours de Vancouver, le paquebot erre toujours dans le noir et rien nulle part n’indique qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Au-dessus des ponts supérieurs festonnés de petites ampoules, des mâts et des antennes, ainsi que d’autres étranges filins, tuyaux et conduites reniflent la nuit. Les lumières tracent le contour du bateau. Sous les projecteurs, le pont peint en blanc fait penser à une scène déserte. À l’occasion, une femme ou bien un matelot en uniforme blanc fripé passe en chancelant. À minuit, le capitaine défile, une femme accrochée à chaque bras. Il marche sans dévier de sa course, comme si une force magnétique le retenait au pont en métal qui tangue. Ma mère, incapable de fermer l’œil, regarde par le hublot de notre cabine et voit passer le trio : un homme et deux drapeaux féminins battant dans le vent nocturne.
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