#Roman étranger

A travers les champs bleus

Claire Keegan

Enracinées pour l’essentiel dans la terre d’Irlande, les nouvelles de ce recueil confirment l’éblouissant talent de Claire Keegan qui, sous la surface lisse de situations ordinaires, excelle à déceler le trouble et la dissonance. Dans La Mort lente et douloureuse, un écrivain se venge de l’incursion d’un importun. Le Cadeau d’adieu met en scène la dernière matinée d’une jeune fille dans la maison de son père avant son départ pour l’Amérique. Pourquoi le prêtre de À travers les champs bleus est-il particulièrement attentif, lors de la cérémonie, au désarroi de la mariée ? Au début de Chevaux noirs, Brady se réveille seul dans sa ferme désertée. Quand il part dans la ville voisine pour trouver une femme, le paysan avide de La Fille du forestier n’a sans doute en tête que la préservation de son domaine… Près du bord de l’eau (l’intrigue se situe sur la côte du Texas) interroge la sourde hostilité d’un homme à l’encontre de son beau-fils. Dans Renoncement, le brigadier volage n’ose pas ouvrir la lettre qu’il garde dans la poche de son uniforme. Et quand la femme aux longs cheveux de La Nuit des sorbiers vient s’installer dans la maison du prêtre défunt, elle réalise que son voisin vit dans la maison mitoyenne avec pour seule compagne une chèvre. Dans ces huit textes d’une beauté lapidaire, les personnages et les situations ne vous lâchent plus. S’inscrivant dans la plus belle tradition du genre, Claire Keegan s’impose comme une des nouvellistes anglo-saxonnes les plus douées.

Par Claire Keegan
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

Il était déjà trois heures du matin lorsqu’elle a traversé le pont d’Achill. Là, enfin, se dressait le village: la coopérative de pêche, la quincaillerie et l’épicerie, la chapelle en pierre rougeâtre, cha- cune des constructions fermée et silencieuse sous la lueur des lampadaires. Elle a continué son trajet sur une bande de route sombre où, de chaque côté, les grandes haies de rhododendrons revenus à l’état sau- vage avaient fané. Elle n’a pas vu un seul être humain, une seule fenêtre allumée, juste quelques moutons à pattes noires endormis et, plus tard, un renard immo- bile, craintif, dans la lumière des phares. La route est devenue raide, puis, au détour d’un virage, s’est élargie, déserte. La femme devinait l’océan, les tourbières; espace immense, découvert. Dugort n’était pas clai- rement indiqué, mais elle s’est sentie confiante en pre- nant vers le nord la route inhabitée qui conduisait à la maison Böll. 

Deux fois au cours du trajet, elle s’était garée sur la bande d’arrêt d’urgence, avait fermé les yeux et fait un somme, mais à présent, sur l’île, elle se sentait bien éveillée et totalement vivante. Même la portion de route ténébreuse qui dévalait vers la plage lui semblait pleine de vie. Elle percevait la haute présence protec- trice de la montagne, les collines dénudées et, loin en contrebas, au bout de la route, le fracas net, agréable, de l’Atlantique sur le rivage. 

Le gardien lui avait expliqué où trouver la clé, et d’une main impatiente elle a fouillé derrière la bou- teille de gaz. C’était un trousseau, mais la première clé qu’elle a choisie a tourné dans la serrure. À l’intérieur, la maison était rénovée : la cuisine et le salon consti- tuaient maintenant une seule longue pièce. La même cheminée blanchie à la chaux occupait une extrémité, mais un évier et des meubles de rangement neufs étaient installés à l’autre. Entre, il y avait un canapé, une table en pin et des sièges durs assortis. Elle a tiré de l’eau au robinet et mis chauffer la bouilloire pour le thé, fait un petit feu avec de la tourbe du panier, pré- paré un lit provisoire sur le canapé. Tout contre les vitres, une haie de fuchsias tremblait avec éclat dans l’aube naissante. Elle s’est déshabillée, couchée, a pris son livre et lu le premier paragraphe d’une nouvelle de Tchekhov. C’était un excellent paragraphe, mais, lorsqu’elle est arrivée à la fin, elle a senti ses yeux se fermer, et elle a sereinement éteint la lampe, sachant qu’elle aurait le lendemain pour travailler, lire et se promener sur les routes, jusqu’au rivage. 

Lorsqu’elle s’est réveillée, elle a senti la toute fin d’un rêve ¢ une impression comme de la soie ¢ s’évanouir ; elle avait dormi longtemps et très bien. Elle a mis chauffer la bouilloire et sorti ses affaires de la voiture. Elle en avait peu apporté : des livres et des vêtements, une petite caisse de provisions. Il y avait des cahiers et des bouts de papier portant des notes à moitié illisibles. Le ciel était nuageux mais prometteur, zébré de bleu. Là-bas dans l’océan, un ruban d’eau a formé une crête transparente et s’est brisé sur la plage. La femme se sentait désireuse de lire et de travailler. Capable de rester des jours à lire et à travailler, sans voir personne. Elle réfléchissait à son travail, à la manière exacte dont elle allait commencer, lorsque le téléphone de la maison a sonné. Il a sonné plusieurs fois avant de s’arrêter, puis il a recommencé. Elle a décroché le combiné moins pour répondre que pour interrompre la sonnerie. 

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trad. Jacqueline Odin
04/10/2012 272 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782848051185
9782848051185
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