#Roman francophone

Aire du mouton

Joël Baqué

Un représentant en parfums accro à Radio Nostalgie, une jeune héritière qui entend des cris, une station balnéaire. Bientôt un couple ? Les ingrédients de base sont là, la recette est connue mais la lutte des classes (ça existe encore? ) peut prendre la forme d'une croquette aux crevettes et l'humour apparaître comme le seul recours face à la tranquille férocité des déterminismes.

Par Joël Baqué
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

I

 

 

Un Français en pantalon gris et polo jaune, une Belge vêtue d’une robe de plage aux coloris en vogue à l’époque considérée, les années quatre-vingt-dix. Un homme, une femme, un bord de mer, n’importe laquelle aurait fait l’affaire, ou un océan, voire un grand fleuve, un grand lac, mais c’est depuis le rivage de la mer du Nord que les habitants de Knokke-le-Zoute regardent passer cargos et pétroliers. Des mouettes comme partout en bord de mer. Le ciel est d’un bleu de saison, la température stabilisée au-dessus des minima saisonniers, un léger vent sud-est taquine le drapeau vert du poste de secours. Dans cette partie de la Belgique le soleil joue au sniper négligent, embusqué entre deux nuages, peu dangereux aux peaux restées naïves en ce mois d’août et qui peuvent donc sans risque s’exposer à  découvert ; il tire à blanc, pourrait-on dire avant de qualifier les lunettes noires portées par la femme d’accessoire de séduction plutôt que de protection.

Quant à l’homme, ses lunettes de soleil sont braquées vers le ciel, noyées dans une épaisse chevelure brune. Il marche parallèlement au rivage en terminant un sandwich triangulaire.

 

Ils se rencontrèrent néanmoins, néanmoins car malgré cette allure ratée de play-boy (lunettes de soleil dans les cheveux vaguement gominés, pantalon trop étroit, mocassins râpés) dont l’homme est loin de se douter qu’elle le discrédite d’emblée aux yeux des femmes présentes et en particulier de celle, jeune, en robe de plage, qui jouait sur ce même rivage, enfant, avec ses cousines, à hiérarchiser les usagers de la plage, trio de petites pestes dressées à repérer le plus minime geste ou détail vestimentaire avec la perspicacité d’un pisteur du Kalahari attentif à tout indice indiquant une proie potentielle. À sept ans elles savaient déjà que le contenu d’un geste n’est pas moins important que le geste lui-même, un geste en soi irréprochable se disqualifiant si par exemple il se met au service d’un sandwich de pain de mie et acquiert ainsi une charge d’iniquité (corruption des mœurs ; état de ce qui est contraire à la religion, à la morale ou encore, emprunté au latin iniquitas, inégalité de terrain ; position défavorable – d’un lieu) car c’est bien une corruption des mœurs que révèle le goût vulgaire du pain de mie. Ceux qui mangent ce pain mou prédécoupé et sous plastique aiment aussi les chansons populaires, l’accordéon, les grillades de sardines, la Jupiler, se resservent deux fois du même plat et n’ont rien à faire à Knokke-le-Zoute.

 

Autant dire que l’homme s’est carrément trompé de plage et donne en plein dans l’iniquitas territoriale, car après Saint-Tropez, Deauville et Palm Beach, Knokke-le-Zoute a été honorée par Vuitton d’un modèle dédié du fameux sac neverfull et ses boutiques de vêtements marins coûteux tiennent à distance les bistrots à la bonne franquette où se dévorent des tartines de pain de mie au milieu de ce genre de rire qui vous retourne le gosier comme un gant de toilette, c’est là une expression qu’affectionne le père de la jeune femme avec pour effet instantané de plonger sa mère dans un détail du paysage ou du vernis de ses ongles, elle déteste cette expression rappelant que son mari a été élevé au pain de mie dans un trois-pièces près de la gare de Bruxelles-Midi, c’est tout dire, et redoute encore, trente ans plus tard, de le surprendre mangeant du pain de mie en cachette, sans doute alors parlerait-il de petit creux, voire de pèlerinage, de nostalgie, qu’elle traduirait par relents d’une mauvaise éducation, chassez le naturel il revient au galop, formule également applicable à son beau-père, ancien maquignon, un rustre flamand qui marchait avec ses chevaux au milieu des champs de betteraves et n’a jamais accepté d’utiliser un rince-doigts, préférant saloper les serviettes en se fichant bien qu’elles aient été brodées par les béguines de Bruges et servi à essuyer les doigts héréditaires de toute la noblesse wallonne.

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06/05/2011 187 pages 15,00 €
Scannez le code barre 9782818013403
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