#Roman francophone

Amok

Stefan Zweig

Un médecin colonial, qui se morfond dans un village de Malaisie, se prend de passion pour une femme de la bourgeoisie, hautaine et froide, venue lui demander de l'aider à avorter. Il la désire et la rejette, violemment. Il la fait chanter... Cette rencontre déclenche en lui une fureur destructrice : l'amok. Dans cette nouvelle parue en 1922, Zweig exhibe toutes les pulsions d'ordinaire refoulées passion morbide, masochisme, égoïsme et orgueil en parlant de sexualité de manière étonnamment clinique. Il dénonce ainsi le malaise dans la société occidentale, le moralisme qui asservit les hommes comme les femmes.

Par Stefan Zweig
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poches Littérature internation

 

 

 

AMOK

 

 

En mars 1912 se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un gros paquebot mixte, un curieux accident auquel les journaux consacrèrent de copieux comptes rendus, mais très fantaisistes. Bien que je fusse passager de l’Oceania, il me fut aussi peu possible qu’aux autres d’assister à cet étrange incident, car il se produisit de nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on déchargeait le fret et que, pour échapper au vacarme, nous étions tous descendus à terre pour passer le temps dans des cafés ou des salles de spectacle. Néanmoins, j’estime pour ma part que certaines suppositions que je fis sur le moment sans en parler à personne recèlent l’explication véritable de cette scène troublante et, les années ayant passé, j’ai sans doute le droit de faire état des confidences recueillies lors d’une conversation qui eut lieu juste avant cet étrange épisode.

Lorsque, pour retourner en Europe, j’avais voulu réserver une place sur l’Oceania à l’agence maritime de Calcutta, le clerk1 avait eu un haussement d’épaules : il regrettait, il ne savait pas s’il serait possible de me retenir une cabine ; le bateau, à la veille de la saison des pluies, était toujours complet dès son départ d’Australie, il fallait attendre le télégramme qui serait envoyé de Singapour. Par bonheur, il m’informa le lendemain qu’il pouvait encore m’inscrire pour une place, mais qu’à vrai dire il ne s’agissait que d’une cabine peu confortable, à l’entrepont et au centre du navire. J’étais déjà impatient de rentrer, aussi je n’hésitai pas longtemps et je me fis attribuer la place.

L’information fournie par le clerk était exacte. Le bateau était bondé et c’était une mauvaise cabine, un petit recoin rectangulaire coincé près des machines, tout juste éclairé par la vue trouble que donnait une vitre ronde. L’atmosphère renfermée et compacte y sentait le mazout et le moisi : pas un instant on ne pouvait se passer du ventilateur électrique, qui vous bourdonnait au-dessus du front comme une chauve-souris d’acier prise de folie. D’en bas montaient, comme si un livreur de charbon n’avait cessé de gravir à bout de souffle le même escalier, les battements et gémissements des machines, et venant d’en haut on entendait sans arrêt les pas traînants des gens qui allaient de-ci, de-là sur le pont-promenade. Aussi, dès que j’eus casé mon bagage dans ce tombeau étouffant fait de traverses grises, je remontai me réfugier sur le pont et, émergeant des profondeurs, je bus, comme si c’était de l’ambre, la brise suave qui venait de la terre en caressant les vagues.

Mais le pont-promenade était encombré lui aussi de bousculade et d’agitation : il pétillait et papillonnait de passagers qui ne cessaient d’aller et venir en causant, avec la flamme nerveuse et vacillante de gens prisonniers de leur inaction. Le pépiement folâtre des femmes, le parcours indéfiniment circulaire sur l’étroit passage laissé par les chaises, où la troupe déferlait par vagues, agitée et bavarde, pour se rencontrer sans cesse, tout cela me fut presque douloureux. J’avais vu un monde nouveau, j’avais ingurgité un flot rapide d’images successives se chassant furieusement les unes les autres. Maintenant je voulais méditer tout cela, le découper, l’ordonner, reproduire en lui donnant forme ce qui avait assailli à chaud mon regard, mais là, sur ce boulevard surpeuplé, il n’y avait pas une minute de répit ni de calme. Les lignes d’un livre se désagrégeaient, sous les ombres fugaces que jetaient les bavards en passant. Il était impossible d’être seul avec soi-même, dans cette espèce de rue itinérante et sans abri.

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trad. Bernard Lortholary
19/09/2013 144 pages 3,80 €
Scannez le code barre 9782070454075
9782070454075
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