#Essais

Beaumarchais. Un aventurier de la liberté

Erik Orsenna

" C'est le prince du En Même Temps, cette stratégie qui, quoi qu'on pense n'est pas moderne : c'était déjà la devise du XVIIIe siècle. Musicien, courtisan, financier, promoteur immobilier, industriel, espion, armateur, auteur d'oeuvres tantôt géniales, tantôt très oubliables, éditeur de Voltaire, il devient révolutionnaire malgré lui. Trop gourmand pour ne pas TOUT vivre à la fois. Et trop joyeux de toutes ces aventures pour en ressentir de la fatigue. Comme l'écrivait Fernando Pessoa, n'être qu'un est une prison". E. O.

Par Erik Orsenna
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Critique littéraire

AVENTURIER

Personne qui cherche l’aventure, par curiosité ou goût du risque. (Parfois péjoratif.)



N’être qu’un est une prison.

Fernando Pessoa





Pour Évelyne et Maurice Lever,

mes professeurs de XVIIIe siècle.





Vive la liberté !

Comme l’a prouvé Jean Starobinski, dans un livre admirable, le XVIIIe siècle a inventé la liberté.

Liberté du savoir, face à la religion.

Liberté du citoyen, face au monarque.

Liberté d’un peuple (américain), face à l’anglaise nation colonisatrice.

Liberté de l’auteur, écrivain ou journaliste, face à la censure.

Liberté de l’artiste, jusqu’alors contraint d’imiter l’Antique.

Liberté du jardinier, jusqu’alors obligé de tenir les rênes courtes à la nature au lieu de la laisser vivre.

Liberté du commerçant, jusqu’alors empêché par les octrois, les frontières internes et les privilèges.

Liberté de l’entrepreneur, prisonnier des corporations.

Et bien d’autres libertés.

À commencer par celle de penser (contre toutes les censures), celle de tout explorer (pour étancher une inépuisable curiosité), celle de toucher à tout (pour quelle raison s’en priver puisqu’on est touché par tout ?).

N’oublions pas, il va sans dire, la liberté de ses mœurs (s’il n’est plus tout à fait sûr que Dieu existe, pourquoi refréner ses désirs, de quel Juge devrions-nous avoir peur ?).



Mais la liberté engendre le désordre.

En s’affranchissant de toute règle, la société peut avancer vers un autre arbitraire, celui de la violence, voire de la Terreur. Tandis que l’homme privé, jouissant soudain sans entrave, pourrait bien causer sur ses proches quelques dégâts, en même temps qu’il va découvrir le corollaire obligé de la liberté : la solitude.



De cette formidable aventure de la liberté, Beaumarchais est l’incarnation même.

De toutes les libertés, il aura fait le pari.

À ses risques et périls.

Cent fois ruiné, cent et une fois refait.

Glorieux un jour, vilipendé le lendemain, ami du roi le lundi, emprisonné le mardi, désespéré d’amour le mercredi, ressuscité pour une autre le jeudi, sifflé le vendredi tant sa pièce de théâtre était nulle, acclamé pour un chef-d’œuvre le jour suivant et tous les siècles à venir…

Que dire de sa vie ? Elle est la vie même.

Un mouvement perpétuel, un feuilleton jamais ralenti, une folle journée, pour reprendre le premier titre de son Mariage (de Figaro).

Assurez-vous bien sur votre selle, ce récit est une cavalcade.

Rosine : Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

Bartholo : Pardon de la liberté ! Qu’a-t-il produit pour qu’on le loue ? Sottises de toute espèce : la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme, l’inoculation, le quinquina, l’Encyclopédie, et les drames…

Le Barbier de Séville, acte I, scène 3






1


Vous avez dit bonheur ?


Les siècles se moquent des rendez-vous.

Et souvent tardent à céder la place.

Le XXe ne commence que le 11 novembre 1918, après quatre ans de Grande Guerre. Peut-être même l’année suivante, juste au début de l’été 1919, lorsque des imbéciles signent le désastreux traité de Versailles.

Et le XVIIIe ne s’ouvre que le 1er septembre 1715, vers 8 h 10 le matin, quand Louis XIV finit par succomber à la gangrène. Il y aura régné cinquante-quatre ans.

Le roi est mort ! se dit la France. Bon débarras, Maintenon la dévote ! Vive le nouveau roi, le très jeune Louis XV (cinq ans) ! Et surtout, vive la liberté !

Dès la Régence, les esprits s’ébrouent, comme sortis d’un long engourdissement. Après avoir courbé le dos sous un double joug, celui, politique, de l’absolutisme royal, et celui, intellectuel, de l’obscurantisme religieux, on aspire à se redresser. À sortir de cette si longue enfance. À devenir adultes. Un air nouveau flotte dans l’air, la gaieté de l’audace.

Une passion se réveille, qui est celle de comprendre. Donc de savoir. On se met à collectionner les curiosités. On s’enivre de science. Bientôt on se promènera dans « l’ensemble des connaissances ». C’est ainsi qu’on appelle une encyclopédie et Diderot ne va plus tarder à nous en faire cadeau. Peu après paraîtra le Dictionnaire philosophique de Voltaire, machine de guerre contre « l’infâme », en d’autres termes l’ignorance, faux nez du catholicisme.

Dans l’Europe entière, les Lumières s’allument. Et monte une marée qui s’appelle Liberté.

Pierre-Augustin voit le jour le 24 janvier 1732.



Sur son berceau, les fées n’ont pas lésiné.

Il naît donc à la bonne époque mais aussi dans la bonne famille, et au bon endroit.

Son père est André-Charles Caron, maître horloger ; sa mère, Marie-Louise Pichon, « bourgeoise ».

Il est le seul fils, entouré de cinq sœurs. Quel plus doux entourage voulez-vous souhaiter ?

Choyé par Lisette, consolé par Jeanne-Marguerite quand énervé par Madeleine-Françoise, bercé chaque soir par l’aînée Marie-Josèphe, le reste du temps protégé par Marie-Julie dite Bécasse.

Au moindre de ses mots, on s’esclaffe. Ses bêtises enchantent, on comble ses caprices. Quoi qu’il fasse ou commette, on l’aime. Et toujours davantage. Un socle se construit, le plus solide pour y élever tous les étages d’une vie. Il se nomme confiance, confiance en soi. Laquelle, comme chacun sait, peut virer à l’arrogance. Mais ne brûlons pas les étapes. Pierre-Augustin n’est pour l’instant qu’un gamin adulé.

D’après les dires et les chroniques, les Caron sont une famille où, s’il faut résumer, les parents grondent peu. L’enfance y est insouciante. On rit, on lit, on chante, on aime la musique, on pratique viole, flûte, harpe et violoncelle.

Cette joyeuse petite ruche vit rue Saint-Denis, à deux pas des Halles, au cœur de la plus grande et plus bourdonnante capitale d’Europe : Paris ! Il suffit de sortir de chez soi pour entrer au théâtre. Notons que Molière, au siècle précédent, est né tout près, rue des Vieilles-Étuves, au coin de la rue Saint-Honoré. On dirait que l’humanité entière s’est donné rendez-vous là. De jour comme de nuit, une foule va et vient, flâne et rencontre, transporte et commerce, activités qui donnent soif. Tous ces personnages alors s’attablent et sans fin commentent, ça vitupère les puissants, ça s’invective, ça vire vite à la rixe. Dans un coin, deux amoureux roucoulent. L’enfant qui vit là, et donc passe et repasse, se fait l’œil et l’oreille à toutes ces images, à tous ces parlers. Il est déjà du genre à ne rien laisser perdre. Il a vu un barbier, entendu un coiffeur, s’est moqué d’un comte pestant contre l’ordure qui a maculé ses mocassins, il s’est ému d’une femme encore belle, déjà ignorée par son mari. Trésors de la rue.

La bonne famille, le bon endroit, la bonne époque : bien naître est une chance. C’est aussi un talent. En Pierre-Augustin chances et talents se mêleront toujours. Mais pour que prenne ce mystérieux alliage, il faut y ajouter le travail. Le voici justement qui frappe à la porte. Notre petit prince a dix ans. Vous imaginez facilement qu’il serait volontiers demeuré dans l’unique compagnie de ses sœurs, avec pour seule école le spectacle de sa ville.

Jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie…

Le Mariage de Figaro, acte I, scène 4



Bannissons le chagrin : il nous consume.

Le Barbier de Séville, acte I, scène 2






2


La chance de sa vie :

passer par l’apprentissage


L’argent ne manquant pas trop chez les Caron, et les dons de Pierre-Augustin ayant été vite repérés, il aurait pu recevoir la meilleure éducation du temps. Pourquoi pas les Jésuites ou les Oratoriens ? Le risque de l’excellence pédagogique, c’est de fabriquer des clones. On entre chez eux enfant, petit être prêt à tout, on en ressort magistrat, ingénieur, professeur. Ces congrégations, dont on connaît l’intelligence, savent faire entrer dans leurs moules les personnalités les plus diverses. Et hier comme aujourd’hui, imitées en cela par toute la société, n’ont que dédain pour l’intelligence de la main.

Par chance, M. Caron a son idée. Il a perdu trois fils. Il ne lui reste que celui-là pour reprendre la boutique. Devenir maître horloger n’avait pas été mince affaire. Une charge réservée bien sûr aux catholiques. Or Pierre-André souffrait d’une tare, la même d’ailleurs que celle du père de Jean-Jacques Rousseau, lui aussi dans le commerce des montres : il était… protestant. C’est « au désert » qu’il s’était marié, selon l’expression d’alors et qui signifie la clandestinité. Pour se faire admettre au sommet de la corporation, il avait dû abjurer, puis longtemps lutter. Pas question de gâcher tant d’efforts et que s’éteigne ce patrimoine familial.

En attendant de rejoindre l’échoppe, Pierre-Augustin se retrouve dans une école de campagne : Alfort, vous connaissez ? Près de Vincennes. Il s’y morfond et peu apprend. Trois ans passent. Sa mère se languit, son père s’impatiente. Il finit par venir récupérer celui dont il veut faire au plus vite son apprenti.

Pierre-Augustin a treize ans. Il va en demeurer huit devant les engrenages, pince à la main et loupe vissée à l’œil droit.

Il piaffe et rue. Il s’absente, il trafique. De temps à autre, pour améliorer son ordinaire, il vend la montre à lui confiée pour une réparation. Exaspéré, son père le chasse. Mais vite le rappelle. La maisonnée s’ennuyait trop de l’enfant chéri. Ne l’oubliez pas, cet amour familial est l’unité première de cette vie qui vous semblera parfois décousue : on s’aime, chez les Caron, on s’aime fort et toujours on s’aimera.

C’est alors que Pierre-Augustin s’affronte à son premier défi.

Échappement (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert)

« Le but que les habiles artistes se proposent dans un échappement quelconque, c’est d’obvier aux défauts qui peuvent se rencontrer dans la puissance régulatrice & dans la force qui entretient son mouvement : c’est dans cette vue qu’ils disposent ces échappements, de façon que le régulateur étant donné, il devienne aussi puissant & aussi actif qu’il est possible, & qu’il éprouve dans ses vibrations le moins de frottements qu’il se peut. »



« Éprouver dans ses vibrations le moins qu’il se peut… » La mécanique horlogère est à l’image de l’existence.

L’échappement ! Le mot est trop beau pour ne pas en jouer. C’est par sa découverte d’un nouvel échappement que notre ami va trouver moyen de se libérer de l’établi paternel. Encore va-t-il devoir mener bataille. « Ma vie n’a été qu’une suite de combats », ne cessera-t-il de répéter. Voici le premier.

Ma vie n’a été qu’une suite de combats.

Devise de Beaumarchais

tirée du Mahomet de Voltaire.





3


Premier duel


Pierre-Augustin explique fièrement sa découverte à tous ceux qui veulent entendre. Et notamment au visiteur le plus considérable de la boutique paternelle, Jean-André Lepaute, étoile de la profession puisque « horloger du roi » et auteur d’un traité qui fait autorité. Le prestigieux aîné applaudit le savoir et l’habileté de l’apprenti. Bientôt, on le revoit. Il devient habitué. Il veut suivre pas à pas les perfectionnements apportés semaine après semaine. Pierre-Augustin s’acharne. Il sent qu’il approche du but, la célébrité l’attend, sa vie va changer, qu’importent les heures, les fêtes manquées, les demoiselles dédaignées… Et puis l’éperonne l’attention de ce grand personnage qui est devenu un « ami ». Lequel « ami » lui dit un jour, avec un culot dont on verra plus tard l’immensité : « Prenez garde, mon enfant, méfiez-vous des voleurs, l’espèce humaine dérobe volontiers, je serais vous, je communiquerais vos travaux à l’Académie des sciences. Je connais son secrétaire perpétuel, un astronome nommé Grandjean de Fouchy, je vais vous recommander… »

Ainsi est fait, et le dossier déposé. Ne reste qu’à trouver une date pour inscrire l’échappement à l’ordre du jour.

Les mois passent. L’inventeur attend, tranquille, jusqu’à ce qu’un client lui parle du dernier numéro du Mercure de France. Un certain… Lepaute y décrit le mécanisme d’échappement qu’il vient d’expliquer au roi. Pierre-Augustin se précipite, achète la revue, et tombe de sa chaise. Celui qu’il croyait son « ami » présente la découverte comme la sienne et se contente de répéter, détail après détail, ce qu’il a appris rue Saint-Denis, croquis volés à l’appui.

D’autres auraient ragé, fulminé puis baissé les armes. Que peut un inconnu, à peine sorti de l’apprentissage et ne connaissant personne, contre l’Horloger du roi ? Son père le console et lui conseille la prudence. On ne s’attaque pas sans risque aux puissants. Prudence ? Pierre-Augustin n’est pas de cette eau tiède. Il monte à tous les créneaux. Court à l’Académie des sciences, y dépose une boîte avec l’ensemble des pièces de son invention. Demande audience au ministre, le comte de Saint-Florentin. Dans la nuit rédige un mémoire où il exige une confrontation. Au matin, il le porte au Mercure. Il a compris que sa seule chance est d’alerter la presse et de prendre le public à témoin. D’autres journaux s’en mêlent, animés par les proches de Lepaute. La polémique enfle. L’affaire sent mauvais. L’Académie des sciences comprend qu’il faut trancher. Au plus vite. Elle désigne deux commissaires. Les conclusions de leurs rapports convergent : c’est bien le jeune Caron le seul inventeur. On vote le 16 février 1754. Unanimité pour condamner Lepaute. Notons le courage de cette assemblée d’hommes de science. L’individu qu’ils accablent est un familier de Versailles. Dans l’univers académique (comme dans tous les autres), la couardise, ou du moins la précaution, est d’ordinaire la règle.

Du jour au lendemain, Pierre-Augustin conquiert une vraie notoriété. À la Cour, on ne parle que de cet artisan au talent si rare à cet âge, et au sang si bouillant. D’ailleurs, quel visage a-t-il ? On le dit avenant. On aimerait le connaître. Comme on l’imagine, l’invitation ne va pas rester longtemps sans réponse. Laissez-moi acheter vêtements qui conviennent et je saute dans un fiacre !

Pas encore vingt-deux ans et voici déjà tout Beaumarchais, même si Pierre-Augustin ne porte pas encore ce nom. Inventif, obstiné, réactif, expert dans l’art de saisir les opportunités, surtout s’il s’agit de changer une défaite en victoire. Et, qualité ou défaut, étranger au doute.

Ce premier duel préfigure bien d’autres batailles. Qui toutes auront le même ressort : se voir reconnaître sa qualité d’auteur et les droits, notamment pécuniaires, qui y sont associés. Quelle que soit l’œuvre, scientifique, technique, commerciale ou littéraire.

La création n’a pas de frontière.

Et le créateur mérite autant l’argent qu’un industriel ou qu’un commerçant.

Recevoir, prendre et demander ; voilà le secret en trois mots.

Le Mariage de Figaro, acte II, scène 2


 

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14/08/2019 208 pages 18,00 €
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