INTRODUCTION
Ce jour-là, Napoléon avait longuement évoqué devant Las Cases la politique de l’Angleterre et son mariage avec Marie-Louise. C’était en 1816. Soudain, sans paraître se souvenir de la présence de son interlocuteur, il se tut, « la tête appuyée sur une de ses mains ». Au bout d’un moment il se redressa et dit : « Quel roman que ma vie ! » Ces mots sont célèbres, souvent cités, si justes. Mais la vie de Napoléon, pour romanesque qu’elle ait été, se prête mieux à la musique qu’au roman. Lorsque l’auteur de L’Orange mécanique, Anthony Burgess, décida de lui consacrer l’un de ses romans, il l’intitula Symphonie Napoléon, faisant même correspondre les différentes parties du roman aux mouvements de la symphonie que Beethoven avait baptisée Buonaparteavant de la renommer plus tard, non sans hésitations, Sinfonia eroicaper festeggiare il sovvenire di un gran Uomo. L’indication placée en tête du premier mouvement donne le tempo de ce destin hors du commun : Allegro con brio.
On s’étonne parfois du grand nombre des ouvrages — c’est un euphémisme — qui ont été consacrés à Napoléon : plusieurs dizaines de milliers, dont la liste augmente chaque jour ; on devrait plutôt s’étonner de cet étonnement, car jamais on n’avait vu, jamais on n’a revu, jamais peut-être on ne reverra pareille profusion d’événements inouïs, de changements gigantesques et d’écroulements immenses concentrés sur une période de temps aussi courte. Un quart de siècle seulement sépare le déclenchement de la Révolution française — qui rendit Napoléon possible, sinon nécessaire, selon Nietzsche — de la fin de l’Empire. De la réunion des États généraux à l’abdication de l’Empereur, l’histoire n’avance pas, elle court. Napoléon la traverse comme un météore : de son entrée en scène en 1793 au 18 Brumaire, on ne compte que six années, trois entre la conquête du pouvoir et la proclamation du Consulat à vie, deux entre celle-ci et l’avènement de l’Empire :
Dix ans plus tard, moins de dix ans plus tard, Louis XVIII sera là, observe Jacques Bainville. […] Dix ans, quand il y en a dix à peine qu’il a commencé à sortir de l’obscurité, rien que dix ans, et ce sera déjà fini. […] Petit officier à vingt-cinq ans, le voici, chose merveilleuse, empereur à trente-cinq. Le temps l’a pris par l’épaule et le pousse. Les jours lui sont comptés. Ils s’écouleront avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant d’événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle.
Napoléon aura joué, pendant ce temps si court, tous les rôles : patriote corse, révolutionnaire jacobin (mais pas trop), feuillant (pas longtemps), thermidorien (mais défenseur de la mémoire de Robespierre), conquérant, diplomate, législateur, « héros, imperator, mécène », dictateur républicain, souverain héréditaire, faiseur et tombeur de rois et même monarque constitutionnel en 1815 (si l’on prend au sérieux les institutions créées à l’époque des Cent-Jours). Il y a là du prestidigitateur ; du Fregoli aussi. Il ne change pas seulement de rôle et de costume suivant les circonstances, mais de nom, d’apparence même. Il a commencé par porter un prénom étrange dont l’orthographe et la prononciation étaient pour le moins incertaines : Nabulion, Napolione, Napoléon, Napulion ? Peu importe, il opta bientôt en faveur de son seul patronyme, francisé de Buonaparte en Bonaparte. En Italie, certains prétendaient que ce nom n’était pas plus authentique que son étrange prénom. Il pouvait bien s’inventer des cousins du côté de San Gimignano, ses courtisans lui fabriquer des arbres généalogiques fantaisistes, il était prouvé, affirmaient les sceptiques, que loin de s’appeler Buonaparte ses aïeux avaient porté le nom de Malaparte. Ils en voyaient la preuve dans son histoire, Mala-parte souvent, Buona-parte rarement. Fables bien sûr, mais qui eurent au moins le mérite d’inspirer longtemps après au jeune Curzio Suckert son nom de plume — Malaparte —, peut-être sur les conseils de Pirandello qu’une pareille histoire de dédoublement nominatif et biographique ne pouvait qu’intéresser. En 1804, Bonaparte couronné empereur redevint Napoléon. Comme ce prénom désignait désormais le fondateur d’une dynastie — ne désignera-t‑on pas du nom de « Napoléonides » les rois et princes qu’il créera ? —, il fallut lui ôter un peu de son étrangeté. À Rome, où l’on ne souhaitait pas se fâcher avec le père du Concordat, on se pencha sur les recueils de martyrs et, faute de trouver un saint Napoléon qui n’existait pas, on dénicha un saint Neopolis ou Neapolis à l’existence guère moins douteuse mais susceptible de faire l’affaire : « Neapolis » n’était-il pas voisin de « Napoléo », et « Napoléo » de Napoléon ? Ainsi, l’Empereur eut lui aussi sa fête, fixée au 15 août, le jour de son anniversaire — et de la fête de l’Assomption. Joséphine, qui l’avait toujours appelé Bonaparte, changea-t‑elle ses habitudes ? Lui signa désormais ses lettres Np, Nap, Napo, Napole…
Extraits
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