Pour rendre justice au vin de palme, les deux hommes commencèrent par quatre gourdes, placées sur un tabouret splendidement ouvragé disposé entre eux. Ils étaient assis sur des chaises branlantes, sous un manguier, et buvaient à l’aide d’une petite calebasse. D’abord, l’étranger avala une grande lampée, le vieil homme qui l’observait pensa qu’il allait vider la calebasse d’un seul coup, mais finalement il s’arrêta. “Le vin de palme est le nectar des dieux”, dit-il comme s’il s’agissait d’une révélation, puis il tendit la calebasse au vieil homme, tout en s’essuyant la bouche avec son mouchoir. Le vieil homme acquiesça. “Il n’y a rien de mieux”, dit-il en ingurgitant le reste. Les deux hommes plaisantaient à propos de leur passion mutuelle pour le vin de palme, mais avec la quatrième et dernière gourde leur dégustation prit des airs solennels. Les deux hommes se mirent à se jauger de plus belle, chacun déterminé à soûler l’autre. L’étranger remplit la calebasse à nouveau, mais cette fois au lieu de la boire il la tendit au vieil homme en se penchant, comme pour honorer son statut d’aîné. Le vieillard, qui ne pouvait décliner cet honneur, vida la calebasse d’un seul coup, la remplit et la tendit à son tour à l’étranger. Le vin était fort – le vieil homme le savait bien – car il avait été tiré de l’un des meilleurs palmiers de Wologizi. L’étranger vida la calebasse et se renversa en arrière. Le vieil homme remarqua que son regard avait déjà l’air absent, sa langue balayait les commissures de ses lèvres pour en ôter l’écume, alors il éclata de rire, un rire empli du mystère de l’ébriété. Il s’écroula, s’étalant de tout son long.
Le moment était venu de poser sa question, pensa le vieux, ce qu’il fit avec désinvolture.
– Vous disiez donc que vous aviez été envoyé à Wologizi ?
L’étranger se rassit, versa un peu de vin dans la calebasse, les mains tremblantes, visiblement ivre, mais il avala tout d’un trait.
– Non, bredouilla-t-il, je ne fais que passer.
Ensuite il passa la calebasse au vieil homme qui en but une gorgée avant de la lui rendre, étonné par sa résistance inhabituelle au vin.
– Rappelez-moi votre nom ? demanda-t-il.
– William Soko Mawolo.
L’étranger avait répondu sèchement, d’une voix crispée, comme s’il n’avait pas encore bu la moindre goutte de vin. Le nom étonna le vieil homme. Bien qu’il lui semblât familier, il y avait aussi quelque chose d’étrange dans ce nom, en particulier la seconde partie qui lui était inconnue. L’étranger était d’une taille imposante, sa peau était si foncée que son front luisant virait au bleu. Il ne ressemblait pas du tout aux habitants de cette région forestière, dont la peau était moins foncée. Le vieil homme en conclut qu’il s’agissait effectivement d’un étranger, peut-être même qu’il venait d’au-delà de la frontière, pourtant il parlait comme eux, et il buvait le vin de palme avec la même passion que les gens du coin.
– Moi, c’est Kapu, dit le vieil homme. Mais tout le monde à Wologizi m’appelle le vieux Kapu, et je vous conseille de faire de même, monsieur Mawolo.
– Certainement, répondit William avant de se tourner vers le vin comme s’il venait de l’apercevoir pour la première fois.
– Que faites-vous de vos journées, Vieux Kapu ?
– Je ne voudrais pas vous ennuyer en vous parlant de mon travail, monsieur Mawolo. Disons simplement qu’il est très ingrat.
– Alors pourquoi le faites-vous ?
Le vieux Kapu ne répondit pas, au contraire il s’appuya sur sa chaise branlante et dit d’une voix lente, calculée :
– Vous me donnez l’impression d’être un ministre, monsieur Mawolo.
– Loin de là. Je travaille pour mon compte, Vieux Kapu.
Après avoir pris une autre gorgée de vin, le vieil homme remplit à nouveau la calebasse et se pencha en avant, en disant à William de boire le reste.
– Notre vin est le meilleur de la région.
La quatrième gourde était vide, mais William insista pour que le vieux Kapu envoie quelqu’un acheter encore du vin.
– Ne vous inquiétez pas, Vieux Kapu. Je paierai.
Le vieil homme commanda une nouvelle gourde du précieux breuvage. Entre-temps, comme les deux hommes attendaient d’entamer une nouvelle tournée, la maisonnée s’était réveillée, la plupart de ses membres étant revenus des champs ou de leurs corvées quotidiennes. Quelques femmes préparaient à manger à l’arrière de la maison, William pouvait entendre certaines d’entre elles échanger des insultes dans une atmosphère festive. Au milieu de ce remue-ménage, il tournait son regard vers tous ceux qui pénétraient dans la maison ou en sortaient, en particulier les femmes. Si l’une d’entre elles le saluait, il lui répondait avec une voix si charmante qu’elle se mettait à éclater de rire.
“La vie du vieux Kapu a dû bien changer le jour où il a posé le regard sur toi”, disait-il lorsqu’il s’agissait de l’une des nombreuses épouses du vieil homme. Sinon, il disait : “Je t’épouserai peut-être avant de partir, beauté.”
Le vieux Kapu, amusé par la scène, restait silencieux.
Les femmes n’étaient guère offensées par la conduite de William, elles disparaissaient dans la maison en gloussant comme des gamines.
À un moment donné, l’une d’entre elles vint demander un peu d’argent au vieux Kapu pour aller faire des courses au marché le lendemain. Elle était d’un âge indéterminé, ses cheveux étaient tressés de manière austère, ses lèvres étaient crevassées, ses larges hanches semblaient disproportionnées par rapport au reste de son corps frêle. Ses lèvres mises à part, rondes comme une calebasse, elle n’était dotée d’aucune beauté particulière, comme William pouvait le constater. Les tissus qui encadraient son visage doux étaient usés, sa blouse était décolorée, mais elle se tenait droite face aux deux hommes, consciente du regard de l’étranger, profitant pleinement de son attention. “Débrouille-toi”, lui cria son mari d’un ton dédaigneux.
Elle sembla décontenancée par cet éclat de voix soudain. Elle était sur le point de partir lorsque William fouilla dans sa poche et lui posa fermement un peu d’argent dans la main.
– Pour le dîner de demain, dit-il en plaisantant. Mais pas un mot au vieux Kapu, sinon il pourrait nous chasser tous deux de sa maison.
Elle les quitta, tandis que son rire retentissait.
– Vous les gâtez, monsieur Mawolo. Que ferais-je si vous deviez nous quitter demain et que je me retrouvais seul face à elles ?
– Ce que vous faites chaque jour, Vieux Kapu. Je suis persuadé qu’une fois que je serai parti, elles auront même oublié que je suis un jour passé par ici.
Le vin de palme arriva au moment du dîner – un repas somptueux composé de riz récemment récolté et de viande fumée cuite à cœur dans une sauce aux champignons sauvages. Les deux hommes rinçaient chaque bouchée d’une lampée de vin de palme, pourtant ce dernier n’était pas encore parvenu à délier leurs langues. Au contraire, un silence solennel imposé par l’attention qu’ils portaient à la nourriture régna longtemps encore après le repas.
Plus tard, le vieux Kapu mit une pincée de tabac sur sa langue et s’adossa à la chaise, de manière à savourer pleinement ce plaisir.
Il devait avoir dans les soixante-dix ans, se dit William, encore robuste et sec, insensible aux effets du vin de palme. Le vieillard avait perdu la plupart de ses dents, pourtant il paraissait encore jeune, sa peau était lisse, avec peu, voire pas de poils du tout. Peut-être, pensa encore William, que les hommes de cette trempe ne vieillissaient jamais, qu’ils mouraient en jouissant toujours de la pleine vigueur de leurs vingt ans.
La nuit surprit William en train de bâiller inlassablement, fatigué par une longue journée riche en événements. La lumière qui accompagnait la nuit s’éteignit quelques minutes plus tard, plongeant Wologizi dans une obscurité nerveuse. L’une des nombreuses femmes du vieux Kapu apporta une lampe-tempête et la posa sur le tabouret, entre les deux hommes, mais sa lumière était trop faible pour écarter la profonde obscurité qui les enveloppait. Le vieux Kapu finit par s’asseoir et cracha un bon gros résidu de tabac dans la poussière.
– Je vais vous montrer votre chambre, dit-il.
En se levant, le vieil homme ressentit un violent mal de dos qui le força à se rasseoir. Il laissa échapper un grognement.
– Cette douleur est comme notre générateur, dit-il finalement. Elle va et vient de manière inattendue, me laissant parfois paralysé.
Le vieux Kapu refusa l’offre de William qui s’était proposé de l’aider, il attendit que la douleur s’estompe. La lampe-tempête en main, il conduisit son hôte jusqu’à une chambre donnant sur un long corridor qui menait à l’arrière du complexe. À droite de la porte, il y avait une grande horloge.
– Elle est hors d’état depuis des années, dit le vieux Kapu.
– Peut-être pourrais-je vous aider ? demanda William.
– Vous réparez les objets ?
– C’est mon gagne-pain.
La pièce était munie d’une table recouverte d’une nappe en nylon, sur laquelle trônait une lampe-tempête qui projetait une lumière triste dans la pièce, lui donnant un aspect angoissant. La plus grande partie de la peinture verte qui recouvrait les murs était écaillée, il n’y avait plus ni fenêtre ni toit. En conséquence de quoi, William pouvait entendre les femmes bavarder dans les autres pièces.
Plus tard, l’une d’entre elles – celle à qui il avait donné un peu d’argent l’après-midi – vint frapper à sa porte.
– Votre bain est prêt, dit-elle.
– Comment t’appelles-tu ? J’ai oublié de te le demander cet après-midi, dit-il malicieusement.
– Hawah Lombeh, répondit-elle.
Elle avait une tête de moins que lui, il remarqua qu’elle n’avait pas le courage de le regarder dans les yeux. William s’approcha d’elle pour lui toucher le visage. Sa peau était épaisse, tannée par le dur labeur et le soleil brûlant de la région. Elle fit un pas en arrière, paniquée.
– Dis-moi ce que fait le vieux Kapu, dit-il.
Elle hocha la tête. Il l’attira alors vers lui, si soudainement qu’elle n’eut pas le temps de réagir, alors il caressa son visage ratatiné jusqu’à ce qu’elle gémisse et qu’elle ne puisse plus se dérober à lui ni à ses questions.
– C’est le chef coutumier, murmura-t-elle.
Ce fut tout. Hawah Lombeh s’échappa de son emprise, en colère, terriblement tendue, sa silhouette s’évanouit dans l’obscurité du long couloir. Même lorsqu’il ne put plus l’apercevoir, il percevait encore le bruit de ses pas, il l’entendit se cogner à quelque chose puis geindre tout en reprenant son équilibre.
La salle de bains se trouvait tout à l’arrière de la maison, c’était une hutte en bambou dépourvue de porte, mais l’obscurité lui permit de se cacher tandis qu’il s’accroupissait sur un lit de galets. L’eau était agréablement chaude, il profita de chaque goutte. Des cris joyeux s’échappèrent soudain du complexe pour saluer le retour de la lumière. Les conversations, restées discrètes jusque-là, devinrent soudainement tapageuses et, au milieu des cris des enfants qui cherchaient à attirer l’attention, les femmes relataient les événements de la journée. William écoutait leurs voix, captivé par leur chaleur. Elles paraissaient si familières, comme tirées d’un passé lointain, qu’il fut envahi par un sentiment de nostalgie. Par moments, il aurait voulu avoir grandi à Wologizi, il aurait voulu y vivre pour toujours, être l’un d’entre eux.
C’était lors de nuits comme celle-là, dans une ville pareille à Wologizi, qu’enfant il restait éveillé dans son lit, écoutant sa tante chanter dans une autre pièce. Elle lui faisait des remarques, qui concernaient toujours la nécessité d’être sérieux, souvent aussi combien il devrait travailler dur pourexceller en tout, en particulier à l’école. C’était bien avant que leur vie lisse et prévisible ne prenne subitement fin.
Une fois dans sa chambre, il éteignit la lumière et se mit au lit, aussi sobre que s’il n’avait pas bu la moindre goutte de vin de palme. Il écouta les voix des femmes en train de discuter, joyeuses par moments mais ponctuées de mélancolie à d’autres, des voix sensuelles et grossières en même temps. Mais après les avoir écoutées pendant plus d’une heure, il espéra qu’elles se taisent, car la station radio l’attendait. William voulait se glisser dehors cette nuit-là et se rendre à la résidence pour réparer la radio. Mais chaque fois qu’il essayait de sortir, un toussotement ou un bruit l’empêchait d’ouvrir la porte et de traverser le long couloir menant hors de la maison. Finalement, il abandonna et succomba au sommeil. Pourtant, quelques minutes plus tard, il en fut tiré par une voix ressemblant à une étrange lamentation, déchirant le silence de la nuit, longue et désespérée, emplie d’un profond chagrin. La chanson continua jusqu’aux petites heures pour ne s’arrêter qu’avec le chant du coq, annonçant la première aube de William à Wologizi. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
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