#Roman francophone

Bronson

Arnaud Sagnard

"Je n'aurais pas dû regarder cette vieille série B avec Charles Bronson. A l'écran, un homme prépare un attentat dans une chambre d'hôtel minable. Longtemps, il observe par la fenêtre l'appartement qu'il fera sauter à la nuit tombée. Un quart d'heure passe sans qu'un mot soit prononcé. Ce quart d'heure a occupé les dernières années de ma vie. Cinq ans à tenter de comprendre comment cet acteur "au sourire de pierre" pouvait produire un tel silence. Pourquoi ce film m'obsède-t-il autant ? Pourquoi creuser dans la carapace d'une vedette défunte ? Un jour, j'ai lu cette phrase : Si les morts pouvaient parler, ils auraient sans doute la voix de Charles Bronson. Je commençais à comprendre : comme moi, il vivait entouré de cadavres et devait se couvrir les yeux pour dormir. Et comme chacun de nous, dès que l'écran s'éteint, l'enfant qu'il a cessé d'être a peur".

Par Arnaud Sagnard
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Littérature française

À Charlie, à Paul
À Delphine sans qui rien,
rien n’aurait été possible

 

Si les morts pouvaient parler,
ils auraient la voix de Charles Bronson.
Carol White, Chicago Sun-Times

 


I

 

 

Mon histoire a commencé par une explosion et depuis cette explosion, je cours après des hommes que d’autres déflagrations ont rendus muets ou bègues. L’événement s’est déroulé au 41, square Henri-Sellier, à Charenton-le-Pont, au sixième étage d’un immeuble d’une cité de briques rouges, dans un de ces appartements offrant une vue imprenable sur l’autoroute A4, et plus loin, sur la Seine et de l’autre côté du fleuve, sur la ville d’Ivry traversée par deux immenses cheminées d’usine et leur traînée de nuages. Ce jour-là, une déflagration prodigieuse me réveille, ma mère me secoue, m’emporte, c’est la première fois. Un voisin vient de se faire sauter avec le gaz, l’individu vivait quelques étages plus haut dans un appartement un peu plus à droite de la barre. Je crois que sa femme venait de le quitter. Il a dû ouvrir le robinet, défaire le tuyau et attendre, attendre seul au milieu de cette odeur étrange en laquelle il n’a pas eu suffisamment confiance pour la laisser l’asphyxier. Au bout de longues minutes, il y a ajouté le crépitement d’une flamme qu’il tenait dans sa main. Cette nuit-là, j’ai été témoin de ma première disparition d’homme, sous forme de dématérialisation instantanée en millions de particules, d’une petite guerre déclarée dans un appartement, d’un bombardement de l’intérieur, d’un attentat exercé, une nuit, contre le silence et avec pour seule trace le lendemain l’assombrissement de la façade d’une cité HLM du Val-de-Marne. De la suie noire partout sur la brique rouge qui mettra des mois à disparaître et qui, chaque fois que je passerai devant, me rappellera à quoi ressemble la mort.


Du noir comme de la suie, on en trouvait beaucoup à Ehrenfeld, en Pennsylvanie, au cœur des montagnes Appalaches à mi-chemin entre Pittsburgh et Harrisburg, dans un lieu ne figurant pas sur les cartes car on n’y trouvait ni trottoir, ni rue pavée. L’enfant Bronson a vu le jour dans cette communauté de travailleurs rassemblée autour de deux mines, de quelques boutiques et de dizaines d’habitations appartenant toutes à la même entreprise, la Pennsylvania Coal and Coke Company. Une terre pour hommes sans terre justement, même pas des paysans, juste des fourmis pouvant descendre très profond dans le trou qui les réunit, toutes ignorant que le mot ehrenfeld signifie « champ d’honneur » en allemand.


Il aurait dû s’appeler Karolis Dionyzas Bučinskis. Son père, Tatar originaire de Druskininkai dans la plaine de la Lituanie, est arrivé en Amérique par Ellis Island, là où les services de l’immigration lui avaient donné le prénom Walter et avaient transformé la seule chose qu’il possédait encore, le patronyme Bučinskis, en « Bunchinsky ». Sa mère, Mary Valinsky, Américaine d’origine russe, a eu quinze enfants. Les deux premiers sont morts juste après leur naissance car, à cette époque et dans ces coins-là, la vie commence souvent ainsi. Des treize survivants, Charles sera le premier à aller au lycée. Trois des garçons, Roy, Joseph, et John, sont déjà bons pour le fond, ils creusent avec leur père à travers les schistes de la mine no 3 pour y chercher des veines de charbon et en extraire ces morceaux gris aux coins anguleux, acérés, aussi lourds que des cercueils et qui, une fois à la surface, brillent comme des blocs de ciel la nuit. George, le second de la fratrie, est né bossu, il travaille dans l’autre mine, la no 8, où le tri et l’affinage du charbon exigent moins d’efforts. Son frère Anthony, malade du cœur depuis sa naissance, ne fait rien de tout cela, comme le dernier, Walter, trop jeune. John pratique, lui, la boxe en amateur, on le surnomme Dempsey d’après Jack Dempsey, le champion du monde poids lourds mormon, invaincu de 1919 à 1926. Sa mère Mary et ses sœurs, Anita, l’aînée muette, et Catherine, la petite dernière, travaillent, elles, à la maison. Contrairement à sa sœur Helen, Charles n’enchaînera pas les petits boulots ni ne sera domestique chez John Howe, le contremaître des mines, avec ses autres sœurs, Mary le garçon manqué, Julia et Elizabeth. Il y a enfin Joseph, dit Hollywood Joe, c’est lui qui a omis la lettre n du nom de famille américanisé Bunchinsky pour lui substituer Buchinsky. D’instinct, il devine qu’il faut couper les mots pour les faire entrer plus aisément dans la bouche. Plus on prononce facilement un nom, plus celui-ci a de chances d’être appelé un jour. Il croit à la lumière, il ignore tout.

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24/08/2016 272 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782234081093
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