Chroniques d'un patachon. Paris, 1930-1935

Préface

Né le 8 septembre 1898, Pierre de Régnier est le fils de Marie de Régnier, née de Heredia, l’une des trois filles du grand poète parnassien José-Maria de Heredia, et d’Henri de Régnier, poète parnasso-symboliste et romancier à succès. C’est du moins ce qu’indique l’état civil. Car dans la réalité, il semble bien que le véritable père de Pierre de Régnier ne soit autre que son parrain, Pierre Louÿs, poète et romancier lui aussi, dont Marie est la maîtresse depuis plusieurs mois au moment de la naissance. Célébré en 1895, le mariage de Régnier est un mariage arrangé : la famille de Heredia est criblée de dettes et Henri de Régnier est un bon parti. C’est donc un peu contrainte que la jeune Marie, vingt ans, a épousé l’austère Henri ; s’il est fou d’elle, elle le trompe dès les premiers temps de leur union, avec un goût prononcé pour les hommes de lettres : outre Pierre Louÿs, on compte parmi ses amants Jean de Tinan, Jean-Louis Vaudoyer, Henry Bernstein, Binet-Valmer, Edmond Jaloux, Émile Henriot, Paul Drouot, Auguste Gilbert de Voisins ou Gabriele D’Annunzio, sans oublier sa relation saphique avec Georgie Raoul-Duval…

Pour cette femme hors du commun, qui signera de nombreux livres sous le pseudonyme de Gérard d’Houville, Pierre de Régnier est dès sa naissance l’objet d’une adoration immodérée, un amour sans limite qui contraste singulièrement avec l’indifférence polie d’Henri de Régnier envers ce fils qui n’est pas le sien et ne lui ressemble en rien. Pierre est un enfant vivant et rieur, assez doué, très doué même pour le dessin, mais inconstant et peu intéressé par les études. Un poète, en somme… Sa santé fragile, en plus de sa jeunesse lui valent – à son grand désarroi – d’échapper à la Première Guerre mondiale. Et c’est tête la première qu’il se jette dans la frénésie des Années folles, s’étourdissant de l’enivrant parfum de nouveauté qu’exhale cette époque – musique, cinéma, music-hall, art, sport, alcool, drogue, sexualité… le tout dans un Paris en fête où le monde entier s’est donné rendez-vous, à Montmartre comme à Montparnasse. Grand, très brun, presque toujours vêtu d’un smoking, Pierre de Régnier est une des figures de cette période. De temps à autre, au gré des « saisons », ce fêtard invétéré au sourire un peu triste délaisse la capitale pour Deauville ou la Côte d’Azur ; il passe son temps aux tables de jeu des casinos ou sur les champs de courses, une de ses passions ; il dépense sans compter, accumulant ici et là des dettes parfois abyssales que ses parents combleront toujours… Parallèlement à cette vie frénétique, il publie deux recueils de poésie, deux livres de circonstances et deux romans, Colombine en 1928 et La Vie de Patachon en 1930, réédité en 2007 chez Castor Astral.

La Vie de Patachon a pour héroïne Emma Patachon, jeune Parisienne délurée mariée trop tôt à un riche et vieux colonel britannique avec qui elle a dû quitter la capitale. Exilée malgré elle, elle y revient pour ses vingt ans, une fugue de six mois qui va prendre les allures d’une bringue ininterrompue, hédoniste et rigolarde. Autour de cette étoile filante, gravite toute une constellation de personnages hétéroclites, au premier rang desquels Fifi-Biquet, double de Pierre de Régnier. La joyeuse bande sort sans arrêt, s’enivre de champagne et de jazz, goûte aux plaisirs défendus, et s’essaie même sans trop de succès aux jeux de l’amour. Avec La Vie de Patachon, Pierre de Régnier va connaître un joli succès. Le livre séduit par son rythme échevelé, son style à la fois tenu et débraillé, sans fioriture, et le témoignage unique qu’il offre sur la décennie folle qui vient de s’écouler. Après le krach américain de 1929, plus rien ne sera comme avant.