#Essais

Comment la terre d'Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie

Shlomo Sand

Les mots "terre d'Israël" renferment une part de mystère. Par quelle alchimie la Terre sainte de la Bible a-t-elle pu devenir le territoire d'une patrie moderne, dotée d'institutions politiques, de citoyens, de frontières et dune armée pour les défendre? L'historien engagé et volontiers polémiste, Shlomo Sand a, à grand bruit, dénoncé le mythe de l'existence éternelle du peuple juif. Il poursuit ici son oeuvre de déconstruction des légendes qui étouffent l'Etat d'Israël et s'intéresse au territoire mystérieux et sacré que celui-ci prétend occuper : la "terre promise", sur laquelle le "peuple élu" aurait un droit de propriété inaliénable. Quel lien existe-t-il, depuis les origines du judaïsme, entre les juifs et la "terre d'Israël" ? Le concept de patrie se trouve-t-il déjà dans la Bible et le Talmud ? Les adeptes de la religion de Moïse ont-ils toujours aspiré à émigrer au Moyen-Orient ? Comment expliquer que leurs descendants, en majorité, ne souhaitent pas y vivre aujourd'hui ? Et qu'en est-il des habitants non juifs de cette terre: ont-ils - ou non - le droit d'y vivre ?

Par Shlomo Sand
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Histoire internationale

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

Meurtre ordinaire et toponymie

 

 

 

 

Le sionisme et sa fille, l'État d'Israël, qui sont arrivés jusqu'au mur des Lamentations par la force des armes, accomplissant ainsi un messianisme terrestre, ne pourront pas y renoncer et abandonner des parties conquises de la terre d'Israël sans renier le cœur même de leur conception historiographique du judaïsme […]. Le messie laïc ne peut pas se retirer : il ne peut que mourir.

Baruch Kurzweil, 1970.

 

 

Il est totalement illégitime d'identifier, avec le destin de rassembler tous les juifs dans un État territorial moderne sur l'ancienne terre sacrée, les liens des juifs avec la terre ancestrale d'Israël.

Eric Hobsbawm, Nation et nationalisme depuis 1780, 1990.

 

 

 

 

 

Des fragments de souvenirs qui tournoient comme de mystérieux oiseaux au-dessus de ce récit sont intimement liés à la première guerre de ce pays à laquelle, encore tout jeune homme, j'ai pris part. J'éprouve la nécessité de m'y référer, en prologue à ce livre, dans un souci de transparence et de sincérité, afin de dévoiler le substrat émotionnel de mon rapport intellectuel aux mythologies du sol national, aux tombeaux des lointains ancêtres, et aux grosses pierres de taille.

 

 

Se souvenir de la terre des ancêtres

 

Le 5 juin 1967, j'ai franchi la frontière séparant Israël de la Jordanie sur la colline HaRadar (Djebel el-Radar), parmi les monts de Jérusalem. Jeune soldat, je venais tout juste d'être mobilisé, comme beaucoup d'autres, pour la défense de mon pays. À la nuit tombante, nous marchions en silence et à tâtons, sur des fils barbelés sectionnés. Ceux qui nous précédaient avaient sauté sur des mines, et leurs membres avaient été déchiquetés : je tremblais de peur, je claquais des dents, une sueur froide inondait ma chemise. Alors même que mon corps s'était mis en mouvement comme une poupée mécanique, mon imagination, prise dans l'étau de l'épouvante, se fixait sans cesse sur le fait que, pour la première fois, je sortais de mon pays pour me rendre à l'étranger. J'étais, certes, arrivé en Israël à l'âge de deux ans mais, jeune travailleur ayant grandi dans un quartier pauvre de Jaffa, je n'avais jamais eu, jusqu'alors, autrement qu'en rêve, les moyens d'en sortir pour aller visiter le vaste monde.

Je compris très vite que ma première « sortie » hors d'Israël ne serait pas une partie de plaisir pleine d'aventures : je me retrouvai, en effet, précipité dans les combats à Jérusalem. Mon sentiment d'aliénation s'accrut encore lorsqu'il s'avéra que mes « compagnons d'armes » ne percevaient pas cette situation comme une sortie hors du pays. Plus d'un soldat, autour de moi, se voyait tout simplement comme franchissant les frontières de l'État d'Israël pour pénétrer sur la terre d'Israël. Abraham, notre patriarche, ne se déplaçait-il pas, après tout, entre Hébron et Bethléem et non pas entre Tel-Aviv et Netanya ? Et le roi David n'avait-il pas conquis et agrandi la Jérusalem située à l'est de la « ligne verte » du cessez-le-feu de 1949, et non pas la Jérusalem occidentale israélienne, moderne et bouillonnante ? « Qu'est-ce que tu racontes ! On n'est pas à l'étranger : on est bien là sur la terre authentique de tes ancêtres ! » m'avaient déjà répondu des soldats progressant à mes côtés dans les durs combats du quartier d'Abou-Tor à Jérusalem.

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trad. Michel Bilis
26/02/2014 424 pages 10,00 €
Scannez le code barre 9782081307889
9782081307889
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