D'une guerre à l'autre. Les croix de bois, Le cabaret de la Belle Femme, Le réveil des morts, La drôle de guerre, Retour au front, Carte d'identité

La guerre ? « C’est une farce, je vous jure que c’est une farce. On la feuillette avec des doigts rouges, c’est tout. »  C’est ce qu’écrivait du front en janvier 1915 Roland Lécavelé, alias Dorgelès (1885-1973). Mais le farceur mobilisé a fait mieux que feuilleter : « Pas un instant je n’ai songé à tenir le journal de mon régiment. J’avais une ambition plus haute : ne pas raconter MA guerre, mais LA guerre. » Une nouvelle guerre en 1939-40 lui ayant permis hélas de préciser le propos, il a voulu se présenter à nous en « témoin lyrique » de son époque, convaincu qu’« une fiction vraisemblable est plus réelle qu’une vérité exceptionnelle ». Écrivain resté homme de lettres à l’ancienne plus qu’intellectuel engagé, artiste ironique à jamais montmartrois, journaliste et reporter, il a ramassé et décrit lestement des éclats d’humanité et, plus que tout, est resté hanté par le souvenir de ses camarades morts ou survivants. Les œuvres rassemblées dans ce volume

– pour la première fois – attestent, d’une guerre l’autre, de la prégnance chez lui de la mémoire et de l’écriture.

Un enfant de la Butte

Né à Amiens le 15 juin 1885, il a grandi dans une de ces familles bourgeoises d’honnête aisance où la foi, les livres et les sourires donnaient son sel à la vie, entre un père négociant et une mère tendrement abusive. Bien vite, espiègle et curieux de tout, taiseux mais très querelleur à la « récré », grand liseur, Roland a navigué avec les siens en banlieue parisienne jusqu’à trouver son havre : la butte Montmartre et ses alentours, point cardinal de sa vie et son œuvre. Il a hanté le collège Rollin puis les Arts décoratifs, sans excès, tout en cultivant des camarades qu’il ne quittera plus, comme Utrillo ou Poulbot. À vingt ans, le voici piéton de Paris, poète à ses heures, auteur dramatique en herbe, aspirant boxeur, pisseur de copie et, plus que tout, habitué du Lapin Agile et du Chat Noir : un fantaisiste assez dandy, un titi expert en argot qui sait repérer Phèdre sous un réverbère, un désargenté de brasserie qui ne tâte pas trop de la vache enragée, un loueur de garçonnières candidat à l’amour fou – qu’il a trouvé en 1910 avec Madeleine Borgeaud, la brune et rieuse Mado, sa « grande » qui sera son tourment et sa joie et dont il évoquera encore le souvenir, les larmes aux yeux, en 1972 à la télévision, au cours d’une allocution en tant que président de l’académie Goncourt. Bref, un bohême qui a su frayer avec Carco, Van Dongen, Derain, Dufy, Dullin, Mac Orlan, Max Jacob ou Juan Gris tout en restant fidèle à Courteline et à Tristan Bernard, ses aînés favoris. Et farceur avec cela, auteur de canulars dont un resté célèbre : en mars 1910, il a fait peindre par la queue emmanchée d’un pinceau de l’âne Lolo, le bourricot du Lapin Agile, un Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique signé Boronali (anagramme d’Aliboron), chef d’une l’école « excessiviste » ennemie des futuristes et des cubistes qui menaient alors tapage. Scandale de presse, verdict d’huissier, jubilation : on s’est écrasé au salon des Indépendants devant le chef-d’œuvre de Boronali.