#Polar

Dans l'ombre du Saint-Suaire. Une enquête du commissaire Jean Levigan

Carine Marret

Un homme vient d'être retrouvé mort au pied de la tour Bellanda à Nice, lieu même de l'ostension du Saint Suaire en 1537. La victime ? Un apiculteur qui fuyait le quotidien depuis plusieurs années pour se consacrer à des recherches sur le saint linceul, cette grande pièce de tissu qui aurait enveloppé le corps du Christ dans son tombeau, et présentant encore aujourd'hui l'image indélébile du cadavre d'un être supplicié. Pour quelles raisons obscures l'homme a-t-il été précipité dans le vide ? Le commissaire Jean Levigan, qui a le goût des belles lettres et des jolies choses, mène l'enquête. De Nice à Turin en passant par Paris, il cheminera dans un univers où chacun s'évertue à décrypter l'un des plus grands mystères du monde. Menant de main de maître une intrigue haletante, qui enthousiasmera tous les passionnés de l'énigme du Saint Suaire et par-delà, Carine Marret nous invite à passer de l'autre côté du miroir, dans ce roman où se mêlent la théologie et l'histoire.

Par Carine Marret
Chez Cerf

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Editeur

Cerf

Genre

Policiers

À mes grands-parents,

Claude et Nicole Pégout.

 


1.


Le commissaire Jean Levigan savait qu’il était trop tard. De toute façon, il était toujours trop tard. Elle n’était restée que deux heures. Il s’était promis de la rejoindre. Mais le bateau voguait déjà vers d’autres horizons, vers d’autres rivages, vers Malte et ses pierres couleur de miel, avec elle à son bord, appuyée au bastingage, les yeux clos, respirant l’air du large délicieusement iodé, subrepticement bercée par l’onde légère.
Il était coincé ici et, décidément, rien ni personne n’était à sa place, ni lui, absolument seul en haut de la tour Bellanda, ni ce cadavre en bas recouvert d’un drap pour la bienséance parce que la mort est indécente, ni Laura qui naviguait vers l’ailleurs, ni même ce petit nuage qui gâchait le bleu du ciel comme un grain de sable grippant un mécanisme tout entier. Quel élément infime, quel battement d’ailes de papillon avait conduit à ce chaos ?
Levigan avait appelé Laura une demi-heure avant leur rendez-vous, juste après avoir reçu l’ordre de Victorien Sandre, le procureur de la République, de se rendre immédiatement sur le lieu du crime, alors qu’il était déjà sur la Promenade des Anglais, marchant tranquillement vers le port, le cœur brûlant. Mais elle n’avait pas répondu. Elle n’avait pas dû entendre les vibrations de son téléphone qui restait invariablement sur le mode silencieux. Elle revenait des décors arides et sauvages des îles Canaries et repartait dans la matinée pour La Valette, après une escale de deux heures à Nice.
Deux heures attendues depuis deux semaines, deux heures de félicité, d’ivresse et de ravissement, mais deux heures assassines aussi, deux heures mêlées de bonheur insolent et de la blessure du temps qui passe et ne laisse aucun répit, deux heures ponctuées par chaque minute qui déjà s’enfuit, par chaque seconde dont la dernière sonnera le glas, deux heures à renaître et à mourir lentement dans le même élan.
Il avait laissé un message, la voix éteinte, anéanti. Cadavre, nouvelle affaire, toutes les équipes mobilisées, procureur sur place. Mon amour, mon eau vive, pardon ! J’ai le cœur déchiré. Je m’ouvrirais les veines pour ces deux heures avec toi si cela pouvait changer le cours des choses, pour goûter chaque pulsation où le désir s’empare de ton regard, de ta voix. Ni les années, ni les orages, ni l’absence parfois, ni le chagrin n’ont atténué cette fièvre qui inlassablement m’attire vers toi, vers ta peau, vers ton corps, vers tout ton être. Je n’aspire qu’à me perdre dans tes dentelles, dans le froissement de la soie, au rythme de ton souffle qui me redonne la vie. Sans toi, j’agonise. Sans toi, je m’éteins. Sans toi, je suis déjà mort.

Quand il avait raccroché, il avait déjà dépassé le début du quai des États-Unis. Les sirènes avaient retenti, puis les voitures s’étaient arrêtées au loin. Il lui aurait suffi de contourner le périmètre de sécurité, de longer le quai Rauba-Capèu, de poursuivre jusqu’au port, mais on l’aurait sans doute aperçu. Alors, traverser, prendre à gauche, s’engouffrer dans la vieille ville. Il se rallongeait mais c’était la seule option pour atteindre les bras de Laura, ne serait-ce que le temps d’un baiser, un seul baiser. C’était pure folie. Mais tant pis ! Les arcades. La rue des Ponchettes. Se soumettre à la raison, prendre à droite, rejoindre la colline du Château ? Mais non ! Les deuxièmes arcades, sur lesquelles figuraient des inscriptions en latin. Le bout du Cours Saleya. La chapelle du Saint Suaire. Encore quelques mètres, il serait sauvé !
Il avait pressé le pas, gagné par un sentiment de culpabilité vite balayé par la promesse d’un instant volé, aussi éphémère que divin, porté par l’image de Laura qui allait devenir chair, qu’il pourrait bientôt toucher, serrer, étreindre. Et soudain, du coin suivant, une silhouette d’homme plutôt mince, en jean et en tee-shirt, avait fait irruption, l’avait glacé. C’était le capitaine Firmin Varenne !
– Commissaire, vous êtes encore dans la lune ! Ce n’est pas le chemin, avait-il lancé en le fixant avec ses yeux clairs.
– Ah ! Oui, enfin non, avait balbutié Levigan, essayant de dissimuler son trouble avant de tourner les talons.
– Cela fait deux fois que je dois rappliquer alors que je suis en congés, déplora Varenne qui n’avait rien remarqué. Avec Clotilde et les enfants, nous nous apprêtions à partir pour les îles de Lérins, les maillots de bain et un bon petit Simenon dans le sac de plage. Enfin, c’est le boulot ! Que sait-on de l’homme que l’on a retrouvé ?
– Rien, je crois.
Le commissaire avait alors suivi le capitaine, comme un automate, assourdi par le cataclysme, terrassé, annihilé.
En bas, le cordon de sécurité était installé, comme si l’on pouvait circonscrire l’enfer, séparer le monde des morts de celui des vivants, comme si tout était net et cloisonné. Sandre surveillait du haut du premier palier, arborant son air emprunté de procureur digne et concerné. L’équipe s’affairait. Les scientifiques, les brigadiers. Des abeilles à l’ouvrage.
Levigan avait posé sa main sur le cordon de sécurité, l’avait soulevé, prêt à passer de l’autre côté du voile. Mais il ne s’était pas courbé. Il n’avait pas avancé. Il avait lâché la bande de plastique. Et il avait quitté la zone. En un éclair. Sous l’impulsion irrésistible d’un aimant invisible. Il avait traversé pour se rapprocher de la mer et s’était hâté vers le port.
Le bateau en provenance des îles Canaries était à quai depuis un bon moment. Les vents ayant été favorables, il avait accosté très en avance sur l’horaire prévu. Le commissaire s’était renseigné auprès d’un marin. Certains passagers n’avaient pas encore débarqué. Il avait patienté. Et patienté encore. Et encore. Puis la passerelle avait été relevée.
Et le bateau pour Malte ? Non, personne sur le quai ne connaissait ni le nom de la compagnie, ni l’heure du départ. Était-il sûr qu’un bateau pour Malte devait appareiller ce matin ? Non, il n’était plus sûr de rien. Il avait rappelé Laura. De nouveau la messagerie.
Levigan avait cherché sur les terrasses des cafés aux alentours. Rien ! Personne ! Laura avait disparu. Comme si une brèche s’était ouverte dans le temps, avait tout englouti. Alors, il était retourné à la colline du Château, du pas lourd de ceux guidés à la lueur d’une étoile qui n’existe plus.
Le capitaine Varenne l’avait avisé que le procureur était reparti furieux et avait menacé d’en référer.
– Qu’il en réfère, si ça lui chante !, avait soufflé le commissaire sur un ton profondément désintéressé.
Les deux lieutenants étaient venus le saluer. Quentin Tinelli, la cinquantaine bonhomme, vêtu des mêmes chemises aux couleurs vives depuis des années et n’ayant jamais songé à adapter leur taille à sa corpulence qui s’était peu à peu épaissie, avait tout de suite renchéri :
– Ce sacripant de Sandre veut vous coller un rapport !
– Je sais.
– Il devient hargneux dès que la voie publique hérite d’un cadavre. Ah, il est moins consciencieux quand un quidam trucide son prochain à l’intérieur d’une chaumière ! Entretuez-vous, braves gens, mais n’allez pas titiller la curiosité des badauds et des journalistes !
Colette Lalande, la discrète, la sportive à la tenue impeccable, distinguant un désarroi d’une tout autre nature dans l’œil de son supérieur, avait ajouté :
– Vous vous en fichez, n’est-ce pas ?
– Oui, un peu. Alors, l’affaire ?
Un briefing de quelques minutes. Puis Levigan était monté sur le belvédère.
Si seulement personne n’était mort ce jour-là, si aucun corps n’était venu se briser sur l’escalier de la tour Bellanda, si le sang avait continué à couler en circuit fermé au lieu de se répandre et de sécher au soleil. Si seulement !
Un accident ? Un suicide ? Un meurtre ? L’autopsie ne tarderait pas à privilégier une piste au détriment d’une autre. Toujours estil qu’un corps, parce qu’on ne défie pas si aisément les lois de la gravité, avait heurté le sol, s’était fracassé entre le roc et la rampe, et maintenant gisait là, offert en sacrifice à la terre et au ciel après l’orage.
Sur le belvédère, le commissaire, au bord du parapet, fut alors pris d’un troublant vertige, la tentation l’espace d’une seconde de suivre le même chemin, de se jeter dans le vide, le néant qui happe en donnant l’illusion de l’infini. Du haut de son mètre quatre-vingt-douze, il n’avait pas à beaucoup se pencher pour basculer de l’autre côté. Comme cela paraissait simple ! Quel fil le rattachait à la vie tandis que Laura s’éloignait ? Et s’éloignait encore.
Il essaya de déterminer l’endroit exact où s’était déroulée la scène fatale. À droite du tableau d’orientation, il faisait face à la rue des Ponchettes. La Méditerranée scintillante et éternelle d’un côté, un immeuble avec des balcons et des terrasses de l’autre. Des témoins peut-être ? Et quelques mètres en dessous, sur le deuxième palier de l’escalier descendant vers le sud, le tissu blanc protégeant le cadavre.
Hippolyte Bellegarde avait garé sa voiture devant les arcades donnant accès à l’ascenseur du Château. Le médecin légiste avait lui aussi tout juste quarante ans mais, à son allure, avec sa chevelure ondulée châtain, ses lunettes rondes et son air charmeur, on aurait pu croire qu’il venait à peine de terminer ses études. Levigan essuya la manche de sa chemise en lin blanche salie par la poussière et quitta son poste d’observation pour le lieu où la victime était tombée, à côté d’un arbrisseau isolé né dans la pierre.
Bellegarde apparut au même instant. Il contempla la mer et s’exclama :
– Cela a failli être une belle journée ! Comment allez-vous, Commissaire ?
– J’ai connu des heures plus fastes.
Le légiste enfila des gants et commença l’examen du corps :
– Le décès remonte à hier soir.
Dans la poche intérieure de la veste, un portefeuille contenait, parmi d’autres effets, une carte d’identité. Bellegarde lut à haute voix : « Nom : Torel, prénom : Ambroise, sexe : masculin, né le 04.05.1976 à Nice (06), taille : 1,78. »
– Il venait donc d’avoir... laissez-moi calculer... nous sommes en juin... euh, oui, c’est ça. Trente-sept ans. L’âge, la taille, même la photo. À première vue, tout semble coller.
Dans une autre poche, il trouva un téléphone portable éteint. Il glissa chaque objet dans un sachet en plastique :
– Tenez ! Moi, je rapatrie le corps pour l’autopsie ! Je vous communique mes conclusions dans les meilleurs délais.
Levigan parvint au pied de la colline et partit en voiture avec l’équipe pour la « boutique », désignant ainsi la caserne abritant leurs bureaux. Sur le chemin, Varenne réclama à Lalande une courte halte devant une boulangerie.
– Il n’y avait pas de brioches, annonça-t-il au commissaire quand il fut de retour dans le véhicule. Mais j’ai choisi un assortiment très appétissant. Je présume que vous n’avez pas pris de petit-déjeuner ?
– Si, si, je vous remercie.
– Je vois, se résigna le capitaine en saisissant un croissant, vous avez avalé un thé avec une demi-biscotte et vous êtes calé pour la journée.
Tinelli se servit à son tour :
– Eh bien, moi, je ne vis pas d’amour et d’eau fraîche ! Colette, tu veux quelque chose ?
– Un petit pain au chocolat, s’il te plaît.
Levigan n’entendait plus rien. Il regardait le paysage qui défilait à travers la vitre, happé par le règne du soleil aussi éclatant que cruel. Les rues ressemblaient à une construction artificielle et les passants à des figurants mimant l’insouciance due au rang de la douce atmosphère de l’été qui approchait.
– Comment se fait-il que le corps n’ait été découvert que ce matin ?, s’enquit-il après quelques minutes.
– L’homme devait être quelque part dans les jardins et s’est rendu sur le belvédère après la fermeture au public à 20 heures, répondit Lalande.
– Pour se suicider tranquillement, loin de la foule, enchaîna Varenne.
– Ou le type était un rêveur, un distrait, un étourdi, suggéra Tinelli. Il s’est égaré puis un sale individu lui a réglé son compte pour un motif incertain et s’est enfui ensuite en escaladant une des grilles, du côté de la tour Bellanda ou du côté du port.
– Ce n’était peut-être pas un hasard, conclut le commissaire. Il avait peut-être rendez-vous avec le meurtrier.

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04/05/2015 286 pages 19,80 €
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