#Roman francophone

De guerre lasse

Françoise Sagan

Charles Sambrat n'aimait pas la guerre. En mai 1942, il dirigeait tranquillement son usine dans le Dauphiné et meublait ses loisirs d'aventures faciles. Jérôme, son ami, son complice, son contraire, luttait contre les nazis, organisait des filières d'évasion. Son arrivée à l'improviste, en compagnie d'Alice, belle et dévorée d'angoisse, va jeter Charles dans une autre vie. Il lui faudra conquérir Alice qui a provoqué chez lui un amour total, la protéger lorsqu'elle devra prendre les plus grands risques dans le réseau que dirige Jérôme et l'arracher à la jalousie et à la fureur de son ami. C'est dans la tragédie de la guerre une comédie à trois personnages - trois portraits inoubliables - où Françoise Sagan met à l'amour un A majuscule tout en sachant que le petit "h" de l'histoire détermine tout.

Par Françoise Sagan
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

CHAPITRE I

 

Les saisons aussi furent brutales en cette année 1942. Dès le mois de mai, les prés pliaient déjà sous l'été. L'herbe haute, amollie de chaleur, penchait, séchait et se rompait jusqu'au sol. Au-dessus du bassin, plus loin, des buées traînantes fumaient dans le soir ; et la maison elle-même, avec sa façade rose et ridée, semblait, entre ses volets du haut refermés sur quelque secret, et ses portes-fenêtres du bas écarquillées sur quelque surprise, la maison semblait une vieille dame assoupie, au bord d'une congestion faite d'incertitudes.

Il était pourtant plus de neuf heures et l'on avait servi le café sur la terrasse, en bas des marches, dans l'espoir de quelque fraîcheur ; mais il faisait si clair, et si tiède encore, que l'on se fût cru en plein jour et au cœur de l'été.

« Et nous ne sommes qu'en mai ! dit Charles Sambrat d'une voix lugubre, que ferons-nous en août ? »

Et il lança devant lui le mégot de sa cigarette, dans une trajectoire brève et fatale qui préfigurait peut-être, à ses yeux, leur avenir, mais que, du fond de son rocking-chair, Alice Fayatt regarda sans inquiétude ; car c'était un geste vigoureux qui avait projeté dans le néant et sur le gravier cette cigarette incandescente. Et, en contre-soir, la silhouette de cet homme, son geste vif, parlaient beaucoup plus de vie que de fatalité : les yeux marron un peu fendus, la bouche pleine, le nez charnu de Charles Sambrat, bien qu'entourés et soulignés de cheveux et de cils étonnamment noirs et étonnamment fins, dignes d'une femme, dignes même d'un Valentino, n'évoquaient, malgré son style un peu démodé, un peu 1900, de bel homme coureur, rien d'inquiétant ni même de prophétique. Ni même, pour une fois, de révoltant, songeait Alice. La santé de cet homme, son évident plaisir à vivre, pour une fois ne la révoltaient pas comme un anachronisme, une inconscience, honteux en ce mois de mai 1942. Et même si l'indignait par ailleurs son indifférence totale à l'histoire de son pays, il existait une sorte d'accord, exaspérant à y penser mais indéniable à voir, entre cet homme et l'odeur de cette maison, de son pré, la ligne de ses peupliers, de ses collines ; bref, un accord qui aurait consolidé – si elle avait pu y croire un instant – les beaux discours tricolores et vert pomme du maréchal Pétain. Et tout à coup, Alice crut entendre la voix grave et claironnante du vieillard, puis la voix brutale et hurlante d'un forcené, plus loin, et elle battit des paupières, rejeta la tête en arrière et se retourna vers Jérôme instinctivement.

Jérôme avait l'air assoupi, lui aussi, par cette odeur d'herbe chaude. Il avait les yeux fermés et les mèches de ses cheveux pâles se distinguaient difficilement de son visage fatigué, vulnérable et tendu. Le visage de Jérôme à qui elle devait tout aujourd'hui, y compris cette herbe, ce ciel taché d'étoiles, et le subit repos de ses nerfs ; tout, même ce vague mais équivoque plaisir, cette vague nostalgie que lui inspirait avec une paisible honte le charme trop masculin de l'ami d'enfance de Jérôme, de ce Sambrat chez lequel ils venaient d'atterrir le jour même sans aucun prétexte puisque leur amitié les en dispensait

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01/03/2010 224 pages 7,00 €
Scannez le code barre 9782070377596
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