#Roman francophone

De l'impossibilité de devenir français. Nos nouvelles mythologies nationales

Esther Benbassa

« La France est un grand pays, ma fille ; elle a réhabilité le capitaine Dreyfus ». Ainsi parlait mon père, Juif d’Istanbul amoureux de la France parce qu’elle était pour lui le pays des droits de l’homme, et aussi celui de la liberté et de l’égalité. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer en me citant quelques vers de Shakespeare… Ainsi dus-je, dès ma prime enfance, apprendre le français, avec une préceptrice arménienne, ce qui me valut longtemps de parler la langue du pays rêvé avec un accent arménien. Je pris ensuite, comme il se devait, le chemin d’une école congréganiste pour m’initier aux finesses de la culture qui avait produit Molière et Zola (et aux bonnes manières). Longtemps, la France a incarné des valeurs qui faisaient rêver des populations entières hors, et parfois très loin, de ses frontières. La Révolution, la République et ses principes, les lettres, la culture françaises avaient investi les imaginaires au point que pour beaucoup la France était devenue le symbole même de l’Occident « civilisé ». Ce pays qui avait émancipé ses Juifs avant toutes les autres nations européennes était l’espérance en marche. Ainsi les Juifs français n’eurent-ils pas de mal à conjuguer harmonieusement les valeurs de la République avec celles des Prophètes bibliques, créant ce « franco-judaïsme » qui permit à des générations entières de s’intégrer à ce qu’ils tenaient réellement pour leur patrie. Plus tard, à leur tour, les immigrés juifs d’Europe orientale diront cela en une formule pleine de saveur : « heureux comme Dieu en France ». Que s’est-il donc passé pour que la France ait cessé d’être ce pays rêvé et peine à intégrer ses immigrés ? Le patriotisme français lui-même s’est délité avec la fin du rêve, un délitement touchant autant les Français « d’origine » que les autres. Les guerres coloniales, une décolonisation non digérée, les ruptures, telle Vichy, du contrat passé par la République avec ses minorités, la non-adaptation aux nouvelles conjonctures économiques, le rabougrissement des élites, le vieillissement du pays ont progressivement terni son image. En fait, ceux qui l’habitent, nationaux ou « étrangers », ont cessé de croire en lui et dans son énergie créatrice. Comme le reste de l’Europe, et plus peut-être que d’autres pays européens, la France semble frappée d’une sénescence aggravée. Elle n’insuffle plus d’énergie. Les récents débats sur l’identité nationale ont montré que les vieilles recettes barrésiennes et maurrassiennes elles-mêmes ne parviennent pas à donner un peu de substance au type de Français imaginé par la xénophobie ambiante. Une xénophobie qui, à défaut de vrai projet de société, s’érige en pure rhétorique politique. Cette xénophobie a connu ses beaux jours d’abord à la fin du XIXe siècle, puis dans l’entre-deux-guerres, principalement sous sa forme antisémite. Aujourd’hui, c’est l’islam qu’elle prend pour cible. Alors que chacun sait qu’elle a mené à l’une des plus immenses catastrophes du XXe siècle, elle resurgit cette fois pour viser une population arrivée massivement pendant les Trente Glorieuses, et s’attaque sans vergogne à ses descendants, nés sur le sol français, et français de nationalité. Au lieu de nourrir le terreau d’où devrait naître le Français de demain, la xénophobie l’assèche, l’appauvrit, l’asphyxie. Elle pousse les Français « de fraîche date » à se replier dans leur « communauté », en un mouvement exactement parallèle à celui du nationalisme qui enferme lui aussi dans un entre-soi fatal les Français « de bonne souche », créant ainsi plusieurs catégories de citoyens, et les hiérarchisant, « aristocratie » légitime d’un côté, vassaux suspects de l’autre. Dans cet environnement d’Ancien Régime restauré, et de surcroît agressif, les valeurs de la République s’étiolent évidemment. Et beaucoup de ceux qui s’en réclament encore les convertissent en idéaux d’un fanatisme cherchant à mieux humilier ceux qu’on considère comme des Français de second rang. Républicanisme et laïcisme en sont les dérives les plus patentes. Et pourtant, être français aujourd’hui pourrait être bien autre chose : redevenir un citoyen du monde, aimant la planète et tous ceux qui la peuplent, œuvrant pour la « résurrection » d’une France internationale, cultivant plusieurs identités, traversant les frontières, tout en restant un vrai patriote, fier de sa culture, de son pays et de son ouverture. On n’est pas français parce qu’on est né dans ce pays. Et même lorsqu’on y est né, on le devient, en le réinventant sans cesse, en le recréant non dans l’isolement et le rejet, mais dans un flux incessant, dans le paradoxe et les contradictions, dans la reconnaissance et la promotion d’une pluralité ethnique, culturelle, religieuse, sexuelle, de genre, qui est sans doute la clé d’un vrai progrès et d’un rayonnement authentique. Être français, c’est vouloir une France combattive, renonçant à son pessimisme, ouvrant largement ses fenêtres, avec l’avenir en vue, non cette France repliée sur elle-même qui, à force de remâcher ses vieilles rengaines, dégage une inquiétante odeur de renfermé.

Par Esther Benbassa
Chez Les liens qui libèrent

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Genre

Littérature française

Prologue

 

 

 

 

Je suis une immigrée française. Une immigrée qui a « réussi », dira-t-on. Mais la réussite n’a-t-elle pas un goût très particulier, lorsque l’on reste, malgré tout, toujours l’Autre ? Être autre et français, français et autre, voilà le défi. Mission impossible ?

En septembre 2011, lorsque je faisais campagne pour les élections sénatoriales dans le Val-de-Marne, il se trouvait encore de grands électeurs, qui n’étaient d’ailleurs animés d’aucune mauvaise intention, je le souligne, pour me demander si on pouvait se faire élire au Sénat… avec un accent. Bonne question, en effet.

L’intégration demande une convergence : volonté d’intégration de la part du nouveau venu et acceptation de la part des « autochtones ». La « réussite » de l’immigré obéit aux mêmes exigences : il faut qu’« il en veuille », et il faut que l’on veuille de lui.

 

 

Ce que je dis là pourra paraître compliqué, mais rien n’est décidément jamais simple avec les immigrés. Leur condition est toujours difficile à porter et plus difficile encore à faire comprendre. Et plus que les grands discours, les récits de vie sont peut-être finalement les plus à même de donner, aux yeux de ceux qui ne la vivent pas, sens et chair à cette condition.

Quelques mots, donc, pour commencer, de ma propre histoire, qui est aussi celle de mes rêves.

J’étais de culture française avant même de prendre le chemin de l’immigration. Je connaissais par cœur nombre de vers du Cid et de Phèdre. Lamartine, Verlaine, Rimbaud étaient mes camarades de jeu. Et c’est pour avoir été surprise à lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir que j’ai failli ne pas pouvoir poursuivre mes études secondaires à l’école congréganiste française d’Istanbul où j’étais élève.

J’ai aimé la France le jour où ma préceptrice arménienne a commencé à m’apprendre les premiers mots d’une langue, le français, dont la musicalité allait me marquer à jamais. Ma supériorité, probablement la seule, par rapport aux Français nés sur le sol français, est de ne pas seulement entendre les mots, mais aussi de les voir défiler devant mes yeux. Lorsque j’écris, la moindre répétition sonne faux à mes oreilles, et pourtant je n’ai pas l’oreille musicale. Les mots dansent, aussi, dans mon esprit avant de trouver leur place dans une phrase harmonieuse. Ce qui crée entre la langue et moi une distance, y compris lorsque je la parle. Un décalage source de défauts de débit

souvent non perceptibles par les personnes qui ne me connaissent pas, émergeant parfois dans le stress ou l’émotion, lorsque je ne réussis pas à les contrôler.

Le français n’est pas en moi, mais c’est un mariage d’amour entre lui et moi, un choix. Rien n’est acquis, tout est à réapprendre chaque fois. Voilà notre belle histoire. Et cette belle histoire m’a menée très loin : non sans audace, à 25 ans, quelques années à peine après mon arrivée en France, j’ai passé le CAPES de lettres modernes, et j’ai ainsi moi-même, pendant une quinzaine d’années, enseigné le français aux petits Français des collèges et lycées de Normandie puis de banlieue parisienne.

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18/01/2012 219 pages 16,80 €
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