#Essais

De la vie dans son art, de l'art dans sa vie

Anny Duperey, Nina Vidrovitch

Nina Vidrovitch est peintre, Anny Duperey, actrice et écrivain. En 1993, elles sont à un tournant de leur existence: la première quitte Paris pour une retraite en Bourgogne, la seconde subit un déchirant divorce. Les deux amies s'écrivent des lettres, où se mêlent histoires personnelles et réflexions sur l'art. Une correspondance salutaire et émouvante.

Par Anny Duperey, Nina Vidrovitch
Chez Points

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Editeur

Points

Genre

Critique littéraire

 

 

 

 

Septembre 1993

 

 

Très chère Anny,

 

Bien sûr que je te signe ce papier1, par lequel tu pourrais prendre pour ce prochain livre ce qui est à toi : ma réponse à ton livre. Mais dans mon souvenir, je n’étais moi-même pas satisfaite de ma lettre car je ne suis pas sûre qu’on puisse partager véritablement cette sorte de cataclysme : tout au plus juxtaposer les déchirures.

Mais je ne suis pas à même d’en juger : la mort brutale de mon père est arrivée à une époque où régnait pour moi la loi du silence, imposée par les nazis. On ne pouvait pas partager, l’ordre des choses était ainsi.

Ce que je peux te dire, c’est que ni sur ton visage, ni dans ton attitude lorsque tu es venue à l’Atelier, rien ne pouvait faire penser à un désarroi prolongé, ni à un déséquilibre.

J’ai souvent pensé que ton deuil, en quelque sorte, t’a faite ou tout au moins forgée telle que tu es, un modèle pour beaucoup de femmes pour qui tu fais bien ce que tu fais et tu es bien ce que tu es.

 

Au moment où j’en suis de ma vie, je pense même que ta mère magnifiée – comme l’est pour moi mon père qui aura pour moi toujours l’âge de mon fils aujourd’hui, trente-huit ans – t’est plus bénéfique que beaucoup de mères vieillissantes – même merveilleuses, les mères sont des femmes face à une femme plus jeune, leur fille…

Maintenant, je veux te faire une proposition :

 

Nous changeons notre vie Guillaume et moi : besoin de recul, de garder le cap pour ne pas céder, dans la dernière ligne droite, à la fébrilité, pour « rester dans l’axe », comme disent les aviateurs. L’Art (et en ce qui me concerne la peinture) a subi des chocs : il est comme une peau de tambour, à cogner dessus n’importe comment, on la crève.

On s’installe donc en Bourgogne dans une maison achetée plutôt vilaine de robe, et qui, une fois déshabillée de son crépi – les artisans d’ici y ont mis du cœur et le village se réjouit avec nous du résultat –, s’avère être une merveilleuse maison pour nous. J’y ai un atelier dans l’ancienne grange qui donne sur un préau puis un petit pré carré comme un petit cloître roman. (Ce n’est pas loin de Vézelay, ni d’Irancy où il y a du bon vin.)

Ma proposition, la voici : que nous nous écrivions de temps à autre, sur tout ce qui nous préoccupe : Ça pourrait aller d’avoir une machine à laver le linge ou pas (j’ai ma première depuis un mois), à la question du mensonge, des régimes, à qu’est-ce que ça veut dire vieillir… et aussi à ce que c’est d’être artiste, ou pas !

Il s’agit pour moi de trouver comment mener, en quelque sorte, un tranquille combat contre les impostures, par deux voix qui s’interrogent, se répondent et ne craignent pas la discussion.

Aucun problème si tu n’as pas envie, je viens ici pour que toute idée reste bonne, même non utilisée ou non utile !

Très amicalement.

 

Nina

 

 

 

1.

Anny Duperey avait demandé aux personnes qui lui avaient écrit à propos de son livre Le Voile noir l’autorisation de publier leurs lettres dans un ouvrage intitulé Je vous écris.

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01/10/2009 303 pages 7,40 €
Scannez le code barre 9782757815113
9782757815113
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