#Roman étranger

Des chevaux sauvages, ou presque

Jeannette Walls

Lily Casey, l’aînée d’une fratrie de trois enfants, vient au monde en 1901. Dans sa famille d'immigrés irlandais, elle apprend dès son plus jeune âge à ne jamais capituler : elle résiste aux catastrophes naturelles, gagne sa place dans la société parmi les hommes et préserve son indépendance, même aux temps de la crise économique qui vient ruiner ses espoirs de confort… Pour Lily Casey, le remède aux drames de la vie, c’est l’action. Sa devise : ne jamais regarder en arrière. Quand son père achète des chiens avec l'argent de ses études, elle s’obstine et réussit à devenir institutrice, malgré tout. Lorsque sa seule amie meurt dans un accident de travail, ou lorsqu’elle découvre les mensonges de son premier mari déjà pourvu d’une famille, elle ne se déclare pas vaincue. Malgré la ruine, les diffamations, les expulsions, Lily Casey se bat. Mère aimante mais exigeante, élevant ses enfants avec pragmatisme, Lily Casey refuse de s’apitoyer sur leur sort à tous. Mais, de tous les aléas de l'existence, la seule chose qu'elle n’avait pas prévu, c'est que sa fille, Rosemary, serait une rebelle indomptable...

Par Jeannette Walls
Chez Robert Laffont

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Genre

Littérature étrangère

Les vaches ont su avant nous que les ennuis arrivaient.
L'après-midi d'août tirait à sa fin. L'atmosphère était chaude et lourde, habituelle en cette saison des pluies. Nous avions bien aperçu quelques nuages d'orage au-dessus des collines de Burnt Spring, un peu plus tôt, mais ils étaient passés plus au nord. J'avais terminé l'essentiel des corvées de la journée et descendais vers les prés avec mon frère Buster et ma sœur Helen pour rentrer les bêtes.Mais, en arrivant en bas, les filles semblèrent contrariées.Au lieu de piétiner auprès de la barrière, comme d'habitude à l'heure de la traite, elles se tenaient les jambes raides et la queue droite, dodelinant de la tête, aux aguets.
Buster et Helen m'interrogèrent du regard. Je m'agenouillai sans un mot, l'oreille collée au sol compact. Un grondement ténu se fit sentir plus qu'entendre. Je compris ce que les vaches savaient déjà – une crue subite était en train de se produire. Alors que je me redressais, je vis les vaches foncer en direction de la clôture sud et franchir les barbelés d'un seul bond. Je n'en avais jamais vu sauter si adroitement et si haut. Puis elles se ruèrent sur les hauteurs.
Autant déguerpir au plus vite, comme elles. J'attrapai Helen et Buster par la main. Le sol grondait déjà sous nos pieds et l'eau envahissait la partie basse du pâturage. Nous n'avions plus le temps de gagner la colline. Au milieu du champ il y avait un vieux peuplier de Virginie, aux grosses branches noueuses. Nous nous précipitâmes vers lui.
Helen trébucha. Buster s'empara de son autre main et nous la portâmes littéralement entre nous deux en courant. Arrivée au peuplier, je poussai mon frère sur la branche la plus basse et il hissa sa petite sœur vers lui. Je grimpai et pris Helen dans mes bras au moment où un véritable mur d'eau de plus d'un mètre cinquante, propulsant cailloux et branches d'arbre, frappait le peuplier en nous trempant tous les trois. L'arbre vacilla en faisant entendre des craquements. Plus bas, quelques branches furent arrachées. J'eus peur qu'il ne se déracine, mais il tint bon et nous aussi, dans une même étreinte. Une eau caramel charriant des morceaux de bois et laissant apparaître ici ou là un écureuil de prairie ou un enchevêtrement de serpents courait sous les branches en recouvrant l'ensemble des basses terres.

Nous restâmes une bonne heure dans le peuplier à contempler le spectacle. Le soleil commençait à disparaître derrière les collines de Burnt Spring et à rougir les nuages qui projetaient vers l'est de grandes ombres pourpres. L'eau coulait toujours au-dessous de nous. Helen se plaignit de ses bras. Elle n'avait que sept ans et avait peur de ne pouvoir tenir beaucoup plus longtemps.
Buster, qui en avait neuf, était perché sur la fourche de l'arbre. À dix ans j'étais l'aînée ; je pris les choses en main. Je demandai à Buster d'échanger sa place avec Helen pour qu'elle puisse s'asseoir sans trop se cramponner. Peu après l'obscurité se fit mais le clair de lune nous permettait d'y voir. Nous échangions nos places de temps en temps pour soulager nos bras. Le frottement de l'écorce m'irritait les cuisses, comme celles d'Helen, et nous dûmes faire pipi dans notre culotte. Au milieu de la nuit ma sœur se mit à gémir.
« Je ne peux plus tenir.
— Si, tu peux, répliquai-je. Tu peux parce que tu le dois. »
Nous allions nous en sortir, dis-je. Je le savais, je le voyais dans ma tête. Je nous voyais remonter la colline demain matin et maman et papa se précipiter à notre rencontre. Cela se passerait comme ça mais il dépendait de nous que ça se passe comme ça. Pour empêcher Helen et Buster de s'endormir et tomber du peuplier, je les interrogeai sur leurs tables de multiplication. Puis je passai aux noms des présidents, aux capitales des États, aux définitions des mots, à la recherche de rimes et à tout ce qui put me passer par la tête, les reprenant d'un ton sec quand leurs voix faiblissaient. C'est ainsi que je les tins éveillés toute la nuit.

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trad. Bella Arman
13/01/2011 341 pages 20,50 €
Scannez le code barre 9782221114353
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