#Roman francophone

Des feux mal éteints

Philippe Labro

Toute une génération qui fut romantique sans le savoir s'est reconnue dans ce portrait. Celui des hommes qui eurent vingt ans au moment de la guerre d'Algérie, entre 1950 et 1960. Découvrant la violence et la mort, mais aussi la beauté d'Alger sous le soleil, la magie des plages nues, obsédés par l'adolescence perdue, hantés par le mythe du cinéma américain, confrontés avec la torture, ils deviennent bientôt des "adultes" , c'est-à-dire qu'ils perdent leur innocence, s'ils gardent leurs nostalgies.

Par Philippe Labro
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Une salope n'est pas

forcément une putain

 

 

 

Avez-vous connu Zizou ? Moi, je suis sûr que vous l'avez connue. Si vous avez eu vingt ans en 1950, vingt ans en 1955, vingt ans en 1960, vous avez connu Zizou. Elle a eu vingt ans pendant dix ans avec des milliers de garçons et de filles qui vieillissaient sans qu'elle s'en aperçoive. Elle a eu les cheveux courts (bruns) et en frange lorsqu'il fallait avoir les cheveux courts (bruns) et en frange. Et elle a porté les cheveux (blonds) en barbe à papa ou en ballon montgolfière, appelez ça comme vous voudrez – lorsqu'il fallait porter les cheveux (blonds) en barbe à papa ou en ballon montgolfière. Elle a twisté lorsqu'il fallait twister mais elle a su danser le surf et le hully-gully et le bird et le shake et le stroll et elle a su, la première, faire le cha-cha-cha, le dog, le pye-pye, le merengué, le watusi, le mambo, la samba et peut-être la raspa, et aussi, n'oubliez pas, le rock and roll, le bop, le tamouré (oh, ça n'a pas duré longtemps, le tamouré, mais enfin, elle a su le faire) et puis quoi d'autre encore, ah oui, Zizou a été une extraordinaire danseuse de bamba, slop, sirtaki, monkey-bird, madison, jerk, locomotion, letkiss, mashed potatoes, shampoo, bénar, et lorsqu'il était absolument vital de connaître le calypso, eh bien, Zizou le connaissait, soyez-en sûr, et il fallait la voir onduler au rythme de Harry Belafonte. Qui se souvient aujourd'hui de Harry Belafonte ?

Qui se souvient aujourd'hui de Martine Carol, de l'apéritif à l'artichaut Cynar et du poids moyen Langlois (c'était le grand rival de Humez et il a fait une jolie carrière en Amérique et pourtant on se souvient encore un peu de Humez et pas du tout de Langlois) et qui se souvient de Joseph Laniel, de Michel Pomathios, de la coiffure rond-point, du premier modèle Lambretta, des morts de Marcinelle et de la lutte Bordeaux-Nice en championnat de 1re division ? Qui se souvient des premiers dentifrices à la chlorophylle, qui se souvient des premières phrases de L'Homme à la moto ?

 

Il portait des culottes – des bottes de moto

Un blouson de cuir noir – avec un aigle sur le dos.

 

Qui se souvient du cinéma Broadway – au bout des Champs-Elysées, juste avant l'immeuble du Figaro, à gauche lorsqu'on descend en provenance de l'Etoile ? Aujourd'hui, c'est un magasin de tissus ou de chemises ou de tapis-brosses, je ne sais pas, mais qui se souvient du Broadway ? C'est là que j'ai vu Plus dure sera la chute, le dernier film de Bogart, et à une époque ils avaient des séances spéciales après minuit. Qui se souvient des cravates en tricot rouges et jaunes qu'on vendait dans les galeries du Lido et qui se souvient de Ginette Leclerc, de Louis Salou, de Lucien Coëdel, et de Line Renaud chantant Oh toi – ma p'tite folie, et qui se souvient de Pour Toi Cher Ange ? Qui se souvient de la couleur du ciel au-dessus de l'Arc de triomphe le jour où l'on gifla Pleven et qui se souvient de l'odeur des grands boulevards quand Bécaud débutait à l'Olympia ? Qui se souvient de la Ford Vedette, de la première Frégate, du premier paquet de Gauloises filtre, d'Yvonne de Bray et qui se souvient de Pierrot le Fou no 2 et, mieux encore, de Pierrot le Fou no 1 et qui se souvient des rappelés sur les quais des gares de France et qui se souvient de la couleur des tickets d'essence une fois qu'on eut nationalisé le canal de Suez ? Et qui peut se souvenir de l'enfant trouvé sur les marches de l'église du XIIIe arrondissement, la veille de Noël en 1954, et qui se souviendra des hommes et des femmes broyés sous les rails du Nice-Paris à l'embranchement de Nozières et qui se souvient de Jacques Fesch exécuté pour avoir abattu un flic et qui se souvient des premiers autobus sans plates-formes et des 4 CV à damiers ?

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27/10/1967 300 pages 22,90 €
Scannez le code barre 9782070236459
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