PROLOGUE
Vous croyez que c’est facile d’être le boss ?
Tony Soprano
Par une froide soirée d’hiver, en janvier 2002, Tony Soprano a été porté disparu et une partie du monde a cessé de tourner.
Ça n’est pas arrivé sans raison. Depuis que la diffusion de la série Les Soprano avait commencé en 1999, transformant Tony – père enclin à l’anxiété, banlieusard en quête de sens, mafieux du New Jersey – en icône pop millésimée, la frustration, l’instabilité et la rage du personnage avaient souvent été indissociables des traits de James Gandolfini, l’acteur qui les incarnait. Le rôle était un sacerdoce qui exigeait non seulement, la nuit, une immense faculté de mémorisation, et de longues journées sous les projecteurs brûlants, mais aussi une descente quotidienne dans les tréfonds de la psyché de Tony – au mieux un endroit inquiétant à fréquenter, au pire le royaume d’un esprit hideux, violent et sociopathe.
Certains acteurs – notamment Eddie Falco, qui interprétait Carmela Soprano, sa femme – sont capables d’explorer de telles profondeurs sans perdre pied. Douée d’une mémoire photographique, Falco pouvait arriver en retard sur le plateau, apprendre ses répliques, jouer la scène la plus éprouvante émotionnellement, puis retourner joyeusement à sa caravane pour rejoindre son fidèle compagnon, Marley, un doux labrador jaune.
Ce n’était pas le cas de Gandolfini, pour qui jouer Tony Soprano revenait toujours, d’une manière ou d’une autre, à être Tony Soprano. L’équipe de tournage s’était peu à peu habituée au son des grognements et des jurons émanant de sa caravane alors qu’il développait la tonalité affective d’une scène en démolissant, par exemple, un poste de radio. En acteur intelligent et intuitif, Gandolfini comprenait cette dynamique et l’utilisait, quand il le pouvait, à son avantage. Ainsi, le lourd peignoir de bain qui deviendrait l’attribut de Tony, le transformant en une sorte d’ours domestique, constituait une torture sous les spots en plein été, mais Gandolfini tenait à le porter entre les prises. En d’autres occasions, cependant, on ne pouvait distinguer la détresse feinte de la vraie, que ce fût sur le plateau ou en dehors. Fin 2002, dans des documents liés à leur procédure de divorce, l’épouse de Gandolfini mentionna de sérieux problèmes chroniques de drogue et d’alcool, auxquels s’ajoutaient des disputes au cours desquelles l’acteur se frappait le visage à plusieurs reprises sous le coup de la frustration. Pour quiconque avait assisté à la fureur que l’acteur dirigeait contre lui-même lorsqu’il peinait pour se rappeler ses répliques devant la caméra – il se réprimandait avec dégoût, pestait et se frappait le crâne –, c’était un comportement plausible.
Pour ne rien arranger, Gandolfini, d’un naturel timide, devint brusquement l’un des hommes les plus reconnaissables d’Amérique – surtout à New York et dans le New Jersey où la série était tournée et où la vue de cet homme parcourant les rues, son cigare au coin des lèvres, garantissait la confusion chez ceux déjà enclins à interpeller les acteurs par leurs noms de fiction. Contrairement à Falco, qui pouvait retirer les faux ongles de Carmela, enfiler une casquette de baseball et disparaître dans la foule, Gandolfini – un mètre quatre-vingt-cinq pour plus de cent vingt kilos – n’avait nulle part où se cacher.
Extraits
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