L’attaché culturel
EN 1950, DEUX ANS APRÈS LA MORT D’ANTONIN ARTAUD, Albert Nalpas fonda Artaud & Co., société incertaine qui aujourd’hui encore se consacre, en termes généraux, à la « préservation et à la diffusion de la mémoire du grand poète français ». C’est ce que dit, textuellement, le slogan écrit en lettres d’un rouge ambigu, plutôt rosâtre, sur la porte des bureaux, et reproduit dans des en-têtes de la même couleur sur le papier à lettres, les enveloppes et les cartes de visite de la maison. Les bureaux d’Artaud & Co., en fait deux pièces vétustes aux boiseries partiellement vermoulues, sont situés au sous-sol d’un hôtel de la rue Serpente, dans le 6e arrondissement de Paris.
Les premières années d’Artaud & Co. furent favorisés par la parenté supposée entre Albert Nalpas et le poète, dont le nom complet était, en effet, Antoine Marie Artaud Nalpas. Durant presque deux décennies, Albert, toujours accompagné de Delfina, sa femme et vice-présidente de la société, profita de cette heureuse homonymie pour s’approprier une série de documents et d’objets qui peu à peu constituèrent une importante collection. Simultanément, Albert se transforma en expert incontesté chaque fois que, dans une émission de radio ou de télévision, il était question de l’héritage poétique d’Artaud.
En 1968, Michel Trias, journaliste français d’origine catalane, démontra, dans un article caustique, la fausseté de ladite parenté, car le véritable patronyme d’Albert n’était pas Nalpas mais Nalpassent, selon ce qu’avait révélé Delfina elle-même au journaliste, qui à l’époque était son amant, un amant qu’elle avait pris « par stricte nécessité », dans la mesure où Albert Nalpas, ou Nalpassent, avait « une façon abjecte et égoïste de se satisfaire ».
Tout cela, c’est elle-même qui me l’expliqua quand, après avoir beaucoup erré, je me retrouvai dans ces bureaux pour essayer de trouver des informations et des documents sur le bref séjour d’Antonin Artaud en Irlande, événement crucial pour l’anthologie du poète dans laquelle je venais de m’embarquer. Delfina était elle aussi d’origine catalane, et il est probable que cela fut le moteur de ce commerce amoureux, même si elle le niait catégoriquement. « La cause de cette aventure, c’est une fixation maladive sur son père », précisa Albert, puis ils m’avaient regardé longuement tous les deux, comme un chien qui, voyant qu’on va lui lancer un bâton, attend avec une impatience à peine contenue qu’on lui dise : « Rapporte ». L’article caustique publié par Michel Trias en 1968 était destiné à torpiller Artaud & Co., mais sa parution ayant coïncidé avec toute cette histoire de « plage sous les pavés » qui avait agité la France ce printemps-là, la bombe était passée pratiquement inaperçue. Malgré tout, Albert Nalpas, ou Nalpassent, et Delfina durent fermer leurs bureaux pendant cinq ans, à la suite de quelques graves menaces proférées par des fanatiques du poète.
Extraits
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