#Roman francophone

Dom Casmurro et les yeux de ressac

Joachim-Maria Machado de Assis, Joaquim Maria Machado de Assis

" Mes doigts frôlaient la nuque de la fillette ou ses épaules vêtues d'indienne, et c'était une sensation délicieuse. Mais enfin, bien malgré moi, les cheveux tiraient à leur fin, alors que je les aurais voulus interminables. [...] Si cela vous parait emphatique, malheureux lecteur, c'est que jamais vous n'avez coiffé une fillette, jamais vous n'avez posé des mains d'adolescent sur la jeune tête d'une nymphe... Une nymphe ! Me voilà tout mythologique. " " Voulez-vous un roman séduisant ? Un humour fin ? Voulez-vous un chef-d'œuvre ? Sans perdre un instant, plongez-vous dans Dom Casmurro. " Le Monde " Chez Machado de Assis, conteur né, le mélange d'humour léger et de scepticisme délibéré donne à chaque roman un charme tout spécial. " Stefan Zweig

Par Joachim-Maria Machado de Assis, Joaquim Maria Machado de Assis
Chez Editions Métailié

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Genre

Poches Littérature internation

 

 

1
Du titre

 

Un de ces derniers soirs, comme je revenais de la ville à Engenho Novo, je rencontrai, dans le train qui part de la Gare centrale, un jeune homme de mon quartier, que je connais de vue et qui ôte son chapeau quand il me croise. Il me salua, s’assit auprès de moi, me parla de la lune et des ministres, et finit par me réciter des vers. Le voyage était bref, et peut-être les vers n’étaient-ils pas tout à fait mauvais. Néanmoins, comme j’étais fatigué, il m’arriva de fermer les yeux trois ou quatre fois ; il n’en fallut pas plus pour qu’il interrompît sa lecture et rentrât ses vers dans sa poche.
– Continuez, dis-je en m’éveillant.
– J’ai fini, murmura-t-il.
– Ils sont très bons.
Je le vis faire un geste pour les tirer à nouveau de sa poche, mais ce ne fut qu’un geste ; il était vexé. Le jour suivant, il se mit à me dénigrer, me traitant de tous les noms, et finit par me surnommer Dom Casmurro, autrement dit, Monsieur du Bourru. Les voisins, qui n’aiment pas mes habitudes de reclus taciturne, répandirent le sobriquet, qui a fini par me rester. Je n’allais pas me fâcher pour cela. J’ai raconté l’anecdote à mes amis de la ville, qui m’appellent ainsi en manière de plaisanterie, certains même dans des billets : “Monsieur du Bourru, j’irai dîner chez vous dimanche.” – “Je vais à Pétropolis, monsieur du Bourru ; toujours dans la même maison, à Renania ; quitte donc un peu ta caverne de l’Engenho Novo, et viens passer une quinzaine là-bas avec moi.”
– “Cher monsieur du Bourru, ne pensez pas que je vous dispense de théâtre demain ; venez et vous dormirez ici en ville ; je vous offre une loge, je vous offre le thé, je vous offre un lit ; mais je ne vous offre pas de fille.”
N’allez pas consulter les dictionnaires. Bourru n’a pas dans mon cas le sens qu’ils lui donnent, mais celui, plus populaire, d’homme taciturne et renfermé. Monsieur du a été ajouté par ironie, pour m’imputer des prétentions nobiliaires. Tout cela pour avoir somnolé ! D’ailleurs je n’ai pas trouvé de meilleur titre pour mon récit ; s’il ne m’en vient pas d’autre d’ici la fin du livre, celui-ci lui restera. Mon poète du train saura ainsi que je ne lui garde pas rancune. Et avec un petit effort, comme le titre est de lui, il pourra penser que l’œuvre est de lui. Il y a des livres qui ne doivent pas autre chose à leurs auteurs ; quelques-uns ne leur doivent même pas cela.

 

2
Du livre

 

 

Maintenant que j’ai expliqué le titre, je vais écrire le livre. Mais auparavant, j’exposerai les motifs qui m’amènent à prendre la plume.
Je vis seul, avec un domestique. La maison où j’habite m’appartient ; je l’ai fait construire à dessein, poussé par un désir si personnel que cela me gêne de le publier, mais tant pis, le voici. Un jour, il y a pas mal d’années, il m’est venu l’idée de reproduire à Engenho Novo la maison où j’avais grandi dans la vieille rue de Matacavalos, et de lui donner le même aspect et la même distribution qu’à l’autre, aujourd’hui disparue. L’entrepreneur et le peintre ont bien compris les instructions que je leur avais données ; c’est bien le même édifice à un étage, avec trois fenêtres en façade, une véranda derrière, les mêmes chambres et les mêmes pièces. Dans le grand salon, les peintures du plafond et des murs sont plus ou moins ce qu’elles étaient : des guirlandes de petites fleurs que de grands oiseaux tiennent dans leur bec, de loin en loin. Aux quatre coins du plafond, les quatre saisons, et au centre des murs, en médaillons, César, Auguste, Néron et Masinissa, avec leurs noms en dessous… Je ne m’explique pas la présence de ces personnages. Quand nous sommes arrivés dans la maison de Matacavalos, elle était déjà décorée de cette façon ; cela datait de la décennie précédente. C’était naturellement le goût de l’époque d’introduire une saveur classique et des figures antiques dans des peintures américaines. Le reste de la maison aussi est analogue ou semblable. J’ai un lopin de terre, des fleurs, des légumes, un casuarina, un puits et un lavoir. J’ai de la vieille vaisselle et de vieux meubles. Enfin, maintenant, comme autrefois, il y a ici le même contraste entre la vie de l’intérieur et sa quiétude, et celle de l’extérieur et son tumulte.
Mon but évident était de relier les deux extrémités de ma vie, et de recréer dans ma vieillesse mon adolescence. Eh bien, cher lecteur, je n’ai pas réussi à reproduire ce qui fut ni ce que je fus. En toutes choses, si le visage est le même, la physionomie est différente. S’il n’y manquait que les autres, passe ; on se console plus ou moins d’avoir perdu quelqu’un ; mais c’est moi qui manque, et cette lacune est tout. Ce qui se trouve ici ressemble, si vous me passez cette comparaison, à la teinture qu’on met sur sa barbe et ses cheveux, et qui ne conserve que l’aspect externe, comme disent les autopsies ; l’aspect interne ne fixe pas la teinture. Un certificat qui me donnerait l’âge de vingt ans pourrait tromper les étrangers, comme tous les faux papiers, mais ne me tromperait pas. Les amis qui me restent le sont depuis peu ; les anciens sont tous allés étudier la géologie des cimetières. Quant à mes amies, certaines datent de quinze ans, d’autres de moins, et presque toutes croient à leur jeunesse. Deux ou trois d’entre elles y feraient croire les autres, mais la langue qu’elles parlent oblige souvent à consulter les dictionnaires, ce qui finit par être lassant.
Cependant, vivre autrement ne veut pas dire vivre plus mal ; c’est autre chose. À certains égards, cette vie de jadis m’apparaît dépourvue de nombreux attraits que je lui trouvais ; mais il est vrai aussi qu’elle a perdu bien des épines qui la rendaient pénible, et ma mémoire en conserve quelques souvenirs doux et charmants. En vérité, je ne sors guère et je parle moins encore. Peu de distractions. Je passe la plupart de mon temps à cultiver mes légumes, mes fleurs, et à lire ; je mange bien et je ne dors pas mal.
Or, comme tout lasse, cette monotonie a fini par m’excéder aussi. J’ai voulu changer, et j’ai eu l’idée d’écrire un livre. La Jurisprudence, la Philosophie et la Politique me sont venues à l’esprit, mais les forces nécessaires ne me sont pas venues. Ensuite, j’ai pensé à faire uneHistoire des Faubourgs moins sèche que les mémoires du Père Luis Gonçalves dos Santos1relatifs à la ville ; cela aurait été une œuvre modeste, mais elle exigeait des recherches préliminaires de documents et de dates, toutes choses longues et arides. C’est alors que les bustes peints sur les murs se mirent à me parler et me dirent que du moment qu’ils ne parvenaient pas à reconstituer pour moi les moments enfuis, je n’avais qu’à prendre la plume et en raconter quelques-uns. Peut-être le récit me donnerait-il l’illusion, et les ombres m’apparaîtraient-elles, légères, comme au poète, pas celui du train, mais celui de Faust : Vous voilà encore, ombres inquiètes ?…
Cette idée me rendit si joyeux que la plume m’en tremble encore dans la main. Oui, Néron, Auguste, Masinissa, et toi, grand César, qui m’incites à composer mes commentaires, je vous remercie de vos conseils, et je vais coucher sur le papier les réminiscences qui me viendront. Ainsi, je vivrai ce que j’ai vécu, et j’exercerai ma main pour quelque œuvre de plus d’importance. Allons, commençons l’évocation par un fameux après-midi de novembre, que je n’ai jamais oublié. J’en ai vécu bien d’autres, de meilleurs et de pires, mais jamais celui-là ne s’est effacé de mon esprit. Lis ce qui suit, lecteur, et tu comprendras.

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19/01/2002 335 pages 10,50 €
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