#Roman francophone

Ecoute la ville tomber

Kate Tempest

Becky, Harry, Leon. Ils quittent Londres en pleine nuit, une valise d'argent pour seule ressource, avec la furieuse envie de se réinventer. Comment en sont-ils arrivés là ? Que cherchent-ils à fuir ? Kate Tempest attrape le lecteur à chaque phrase en évoquant ces enfants du désordre, abîmés par la solitude et les déceptions avant même d'avoir trente ans, mais qui s'obstinent à poursuivre leurs rêves. Immense succès dans le monde entier, Ecoute la ville tomber a imposé Kate Tempest comme la romancière la plus singulière et puissante de sa génération.

Par Kate Tempest
Chez Rivages

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Editeur

Rivages

Genre

Littérature anglo-saxonne

5

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Pour mes deux familles, l’une de sang, l’autre de cœur
Pour Dan Carey
Pour India Banks
Et pour le sud-est de Londres


Ils me disaient que la nuit et le jour étaient tout ce que je pouvais voir ;
Ils me disaient que j’étais enfermée dans l’enclos de mes cinq sens.
Ils confinaient mon cerveau infini dans un cercle étroit,
Plongeaient mon cœur dans l’abîme, sphère ronde et rouge en feu.

William BLAKE, « Visions des filles d’Albion ».

PARTIR
Ça vous rentre dans la peau. On n’en prend pas conscience tout de suite, seulement quand on regarde ce qu’on a toujours connu, ce qu’on laisse derrière soi, par les vitres de la voiture.
Ils longent les rues, les magasins, les coins de trottoir où ils se sont installés. Les fantômes du passé sont de sortie, le regard braqué sur eux. Peau douteuse, yeux renfoncés, sourires flippants.
Ils le sentent dans leurs os, même. Le pain, la picole, le béton. La beauté que ça renferme. Les souvenirs fragmentés qui les aveuglent. Prêcheurs, parents, ouvriers. Des idéalistes aux pupilles vides qui vont droit dans le mur. Les réverbères, les voitures, les cadavres à enterrer, les bébés à faire. Un boulot. Rien qu’un boulot.
Les gens se remettent à tuer au nom de leur dieu. L’argent nous anéantit. Leur solitude est si totale qu’elle sous-tend chaque amitié. Ils passent leurs journées le regard fixé sur des objets. Se fondent dans la masse, veulent suivre la foule. Leur credo, c’est la tendance. Leur horizon se limite aux soirées en boîte et à la défonce, les traits liquéfiés par l’alcool et la came, de la haine au fond des yeux le lendemain matin.
Mais eux, ils sont là, ils tournent le dos au stress et à la bouffe de merde et aux malentendus perpétuels. Ils plaquent tout. L’agence pour l’emploi, la salle de cours, le pub, la gym, le parking, l’appart, la crasse, la télé, le fil d’informations déroulé en bas de l’écran, l’aspirateur, la brosse à dents, le sac où on fourre l’ordinateur portable, le produit pour les cheveux qui coûte un bras et booste l’ego, la file d’attente au distributeur, le cinéma, le bowling, la boutique de téléphones, la culpabilité, le néant absolu qui te traque partout, la douleur de voir un ami devenir une ombre. Les visages qui se transforment en grimace, les gens qui lâchent leurs tripes dans le caniveau et s’accrochent à leur amant jusqu’à ce que l’amour rende son dernier souffle, muraille, ciment humide et bombes de peinture, les gosses qui matent du porno et carburent aux boissons énergisantes. Regarde la ville s’écrouler pour se relever à travers la brume et les mains rouges de sang. Continue à t’accrocher à tes ballades sirupeuses en mode karaoké. Trouve ton talent. Traque-le, enferme-le dans une cage, donne la clef à celui qui a le pognon et félicite-toi pour ton courage. Dandine-toi sur ta chaise, balance une œillade au type haineux que tu vas ramener chez toi de toute façon. Clame ta fidélité sur tous les toits. Rien n’est pour toi mais tout est à vendre, bats-toi la bouche pleine de cendres et touche le fond, tu finiras par prendre goût aux secrets et à la déception. Autour de toi on te vend du rêve et à la fin tu ne sens plus rien. Aspire, recrache, le mix parfait. Pique l’aiguille profond dans ta veine, essaie de prendre éternellement ton pied. Maintenant ferme les yeux et arrête.
Le problème, c’est que ça ne s’arrête jamais.
 
Ils quittent la ville à bord d’une Ford Cortina de quatrième main. Il fait nuit, la ville se mate dans la glace. L’orage menace. Des nuages, le genre qui fait baisser la tête.
Cap sur l’autoroute. Leon conduit. La chemise trempée de sueur, les poignets endoloris à force de s’accrocher au volant. Enfoncé au maximum dans le siège conducteur, mais sa tête frôle toujours le plafond. Musclé, bâti comme un chien de combat. Un mètre quatre-vingt-dix, un bon jeu de jambes. Les mouvements fluides. Les traits tordus par l’angoisse, il prend toujours à gauche dans les rues de son enfance et force le moteur harassé à gravir Blackheath Hill, vers l’intersection de l’A2, en se frayant un chemin entre les poids lourds brinquebalants qui font des appels d’air.
Harry, un bras étiré sur le dossier de la banquette qu’elle pianote des doigts, change de position. Déjà petite, elle se tasse à chaque seconde qui passe. Voûtée à l’arrière de la voiture, les membres déployés telles les baleines d’un parapluie cassé, agités de secousses. Elle s’agrippe à la valise marron posée sur ses genoux, s’accroche si fort à la poignée que les coutures s’impriment dans sa paume. La peur lui noue les épaules, elles font saillie dans son dos comme des ailes repliées. Becky a pris place devant, les jambes bien croisées, les coudes calés contre les hanches, et elle se ronge l’ongle du pouce. Le corps tendu tel le fil d’un collet. Les traits sereins et généreux, évoquant les visages sculptés sur la façade des temples. Le nez percé d’un clou brillant. Une bouche qui se relève aux commissures. Grande, le dos droit, du charisme. Des yeux sombres qui fixent la chaussée engloutie par la nuit pendant que la voiture pleine de ténèbres trépide sur ses roues. Scrutant les rétroviseurs, Becky remarque chaque mouvement, chaque phare qui éblouit. Harry observe les voitures par la lunette arrière. Leon garde les yeux sur la route ; s’ils sont pris en chasse, ils n’auront pas trente-six solutions.
Lorsque la voiture ralentit à un feu rouge, Becky voit les lumières violentes projetées par les écrans de télévision à l’intérieur de plusieurs appartements. Un homme ajuste le col d’un type plus jeune. Il tire sur les pointes avec un sourire fier.Comment je vais faire pour le loyer ? Pour le boulot ? Les pensées défilent dans son esprit, se chevauchent, et l’angoisse monte. Un kaléidoscope qui n’en finit pas. Le visage de Pete, furieux. La chambre d’hôtel où il l’a piégée. Ses mains se crispent sur ses genoux. Harry l’observe depuis la banquette arrière. Elle se décale, tend le bras, trouve la main de Becky. Becky baisse les yeux. Elle a les doigts beaucoup plus ronds et épais que ceux d’Harry. La peau rugueuse, couverte de cals, à cause de son travail au café. Les ongles rongés à vif ; un vernis bleu électrique s’écaille sur deux doigts de sa main gauche et un de la droite. Elle remarque qu’Harry a la peau douce, très douce. Le dos des mains sillonné de ridules qui s’enchevêtrent. Becky les caresse, les serre fort. Elle en explore chaque chemin, de l’ongle au poignet en passant par les phalanges, et son esprit s’apaise.
La valise pleine de pognon trône sur la banquette, aussi repue et grassouillette qu’un nourrisson. Harry ne cesse d’y jeter des coups d’œil. Étudiant sa forme. Personne n’a prononcé un mot depuis dix bonnes minutes. Le silence se fait encore plus assourdissant.
Enfin, la voix de Leon jaillit de sa poitrine, mal assurée. « On quitte la ville ? Ou quoi ? Le pays ? » Il se recroqueville sur le volant, attend une réponse. « C’est le bordel », dit-il, dépité.
Harry réfléchit, intensément, et surveille sa respiration. « Ils sont sérieux comment, tes oncles, Becky ? »
Becky visualise ses oncles, souriants et couverts de sang. Elle parle d’une voix calme, sans détour. « Ça dépend de ce que tu as fait. » Sa réponse pulvérise le plancher de la voiture, met en pièces le châssis et laisse leurs pieds pendre à l’extérieur, raser le bitume brûlant.
Au cours des secondes qui ont précédé leur fuite, elle a trouvé son oncle Ron penché au-dessus d’Harry devant le pub et il lui a offert un spectacle sinistre : le rictus hargneux, l’index soulignant ses menaces comme un poignard, une jubilation étrange au fond des yeux. Elle l’avait déjà vu dans cet état, une fois. Elle était repassée deux secondes au café pour récupérer son chargeur, qu’elle avait laissé branché sur la prise du coin. Tandis qu’elle le débranchait, pliée en deux, elle avait aperçu son oncle par la porte de la réserve, en compagnie d’un garçon qu’elle ne connaissait pas, qui devait avoir dans les dix-sept ans. L’oncle Ron l’avait attrapé par les épaules et lui parlait sèchement, le visage collé contre le sien. Becky ne l’entendait pas, mais elle voyait bien que le garçon se faisait dessus ; elle avait vu son oncle le choper par la gorge, serrer ; elle avait vu le garçon blêmir : passer du blanc au rouge, puis à l’écarlate. Elle s’était demandé si son oncle allait le tuer. Paralysée par cette pensée quelques secondes, à la fois fascinée et terrifiée, prête à bondir, hurler, s’interposer, quand son oncle avait desserré sa prise. Le gamin avait crachoté en se frottant la pomme d’Adam, les larmes aux yeux, et quitté le café par la porte de derrière dans un sprint chancelant alors que son oncle sortait de son champ de vision, et elle était restée dans le coin, recroquevillée à côté de la prise électrique sous la table, terrorisée, sans oser se poser trop de questions sur la scène dont elle venait d’être témoin.
Elle tente de renvoyer ce souvenir dans l’oubli mais ses échos se répercutent sous son crâne.
« Tu crois qu’ils ont compris que tu viens avec nous ? demande Leon à Becky.
– Peut-être que Pete, oui », répond-elle, et ce nom reste en suspens, oiseau foudroyé, puis, comme tous s’y attendaient, il tombe délicatement et reste sur leurs genoux, encore chaud, à se vider de son sang.
Pete.
« Quel petit con », remarque Leon, avec tendresse.
Le silence revient. Chacun se débat avec sa panique, à des degrés différents. La tension les muselle. Becky se retourne et regarde Harry. Le visage éclairé par les réverbères.
« Ça va aller. » Becky sourit et le cœur d’Harry s’embrase, les rues sont ravagées par un incendie, les vitres de toutes les maisons se fracassent en même temps. Un raz-de-marée déferle et étouffe les flammes, l’eau envahit les bâtiments puis se déverse par les carreaux brisés, rapportant des débris. Becky se tourne à nouveau vers la vitre, attache son regard aux éphémères lumières blanches des magasins qui défilent derrière. Disparues aussitôt vues. Disparues aussitôt vues. Un flamboiement brutal éclate comme une voix qui vous balance des jurons à la figure.
La route sur laquelle ils s’engagent semble plus dégagée et le bitume se gondole sous les souvenirs. Le train-train, le travail, la persévérance des répétitions, les heures passées en compagnie de gens sans ouvrir la bouche. Les auditions et les projecteurs, la tension de ses muscles. Son visage reflété dans les miroirs. Le maquillage, les fards. La nausée comme un couloir désert et infini, les mains sur les genoux, inspirant expirant en coulisses. Se coiffer et attendre le bus et débarrasser les tables. La salve d’applaudissements. Épuisée, en permanence. Elle voit tout cela, éparpillé sur les trottoirs, se volatiliser à mesure qu’ils s’éloignent. Elle baisse la vitre, sent l’orage qui monte de l’asphalte et laisse échapper un rire convulsif.
Les rues deviennent plus larges, les maisons plus grandes, les bistrots gastronomiques remplacent les rôtisseries. La ville relâche sa prise. Ils s’engagent sur l’autoroute. À la radio, Billy Bragg chante A New England.
 

 

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trad. Madeleine Nasalik
03/04/2019 415 pages 9,50 €
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