#Roman francophone

Elle, par bonheur, et toujours nue

Guy Goffette

"Entre la beauté que vous, Pierre Bonnard, m'avez jetée dans les bras, sans le savoir, et celle que vous avez aimée au long de quarante-neuf années, il y a un monde, ou ce n'est pas de la peinture. Il y a un monde et c'est l'aventure du regard, avec ses ombres, ses lumières, ses accidents et ses bonheurs. Un monde en apparence ouvert et pourtant fermé comme une vie d'homme. Les clés pour y pénétrer ne sont pas dans les livres, pas dans la nature, mais très loin derrière nos yeux, dans ce jardin où l'enfance s'est un jour assise, le coeur battant, pour attendre la mer. C'est là qu'il faut aller. C'est là que Marthe m'a rejoint dans le musée à colonnade et m'a sauvé de la solitude et de l'ennui où je mourais".

Par Guy Goffette
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l'orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien.

 

Comprenez bien, j'étais seul et désœuvré entre deux trains dans une ville du Nord, écrasée de soleil cet été-là. Entré par aventure et besoin de fraîcheur dans ce musée à colonnade et fronton impérieux qui domine la place, à deux pas de la gare, je me disais que cette sorte de temple devait bien receler certain coin d'ombre et de silence propice aux tourments du cœur.

 

C'est au détour d'une des salles où la chaleur me poursuivait – et je n'arrêtais pas de m'éponger le cou, le visage, les mains – que je la vis. Disons, pour être uste, que je vis une jeune femme venir à moi dont j'ignorais tout, sinon qu'elle était nue, sinon qu'elle était belle, et son éclat d'un coup me rafraîchit jusqu'au ventre. Elle tourna tout son corps lentement vers la lumière d'une grande baie où tombait la neige d'un rideau de mousseline, et, dans ce mouvement, toute cambrée à contre-jour, elle m'aspergea, comme une brassée de fougères mouillées, du parfum de sa chair et me fit défaillir. Je dus m'asseoir, l'air hagard et comme frappé d'insolation. D'un coup, l'eau de Cologne emplit toute la pièce et se mit à ruisseler sur mon cou.

À cet instant-là, Pierre, avant même que j'aie pu esquisser un geste, tendre la main, soulever l'écran de fine poussière qui me séparait d'elle, Marthe fut à moi.

 

J'en oubliai le canapé rose, et le miroir, et le tub que vous aviez soigneusement disposés autour d'elle comme l'hommage d'un roi ; j'oubliai que ce n'était là qu'un décor, et que cette Ève déhanchée en ballerines noires, croupe frémissante et mamelon tendu, n'était qu'un morceau de toile peinte, 124 x 108 cm, un tableau de musée. J'oubliai tout, l'heure, les murs, la ville et son étuve, ma vie boiteuse, ce que j'étais venu chercher ici. Tout.

Tout parce qu'une femme soudain, à corps et à cri dans le silence, venait d'effacer d'un trait de lumière toutes les femmes de ma vie ; parce qu'une femme d'un seul mouvement devant moi me découvrait la femme, celle qui précède la mémoire et lui donne forme et couleurs dans le désir insatiable – et la mort souvent nous a saisis avant que nous l'ayons tenue tout entière entre nos yeux.

 

En vérité, j'attendais cette apparition et cet oubli depuis quarante-sept ans sans le savoir, ayant jeté dans Dieu sait quel tiroir mes boîtes de couleurs, mes yeux d'enfant, et troqué l'or du pinceau pour la plume d'encre amère.

 

Or voici qu'elle était à ma portée, vive et brûlante et plus nue qu'une eau de cascade, et voici que j'étais vivant. Voici que le poids de mon corps n'entravaitplus mes ailes. Je fis un pas vers Marthe, et le petit miroir peint au-dessus du lavabo s'anima, fugitivement. Était-ce vous, Pierre, ou l'ombre de mon aile ?

Puis tout retomba, et la chaise fut vide dans la glace, et pâle comme la mort, Vénus mutilée, corps sans visage, le reflet de Marthe. La sensation d'une présence me fit me retourner brusquement. Personne. Mais dans l'instant, il y eut un bruit de pas précipités dans l'escalier, un coup de tonnerre, un autre encore, puis un grand silence emporta la lumière. L'orage, les plombs qui sautent : je m'élançai vers la sortie.

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05/05/1998 149 pages 16,75 €
Scannez le code barre 9782070752720
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