#Roman francophone

Enfants du diable

Liliana Lazar

Roumanie, années 70. Elena Cosma est sage-femme dans une maternité de Bucarest. Disgracieuse, un physique robuste de paysanne, elle a plus ou moins renoncé à se marier mais caresse encore l'espoir d'être mère un jour. Elena parvient à persuader une belle femme rousse venue se faire avorter de mener la gestation jusqu'à son terme et de lui confier l'enfant. C'est chose faite, mais après quelques années, la mère biologique étant prise de remords, Elena préfère fuir la capitale avec le petit Damian. Elle obtient sa mutation dans un village lointain de Moldavie, Prigor, où, avec la complicité du maire Ivanov, aparatchik sans scrupules et vétérinaire du village, dont l'épouse est morte dans des conditions douteuses, elle ouvre un orphelinat. La suite de l'intrigue, fertile en révélations et conduite avec une rare maestria, nous plonge alors dans le martyre que vivent ces "enfants du diable", abandonnés de tous, jusqu'au coup de théâtre final.

Par Liliana Lazar
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

Dieu leur dit : « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la. »
Genèse 1,28
Faites des enfants, camarades, tel est votre devoir patriotique !
Nicolae Ceauşescu devant
le Conseil national des femmes
(février 1984)

 

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À la fin des années 1970, Elena Cosma travaillait comme sage-femme dans une maternité de Bucarest. Chaque jour, des femmes venaient y accoucher et il n’était pas rare que certaines abandonnent leur nouveau-né aussitôt après la délivrance. Elena avait appris à lire dans le regard de ces mères et elle savait distinguer au premier coup d’œil celles qui allaient laisser leur bébé de celles qui hésitaient encore. Quant aux femmes qui, saisies de remords, revenaient chercher leur enfant, elles étaient si rares que longtemps la sage-femme allait se souvenir de chacune d’elles.
Les jours à la maternité se suivaient et se ressemblaient. « Un pays fort est un pays peuplé », martelait la radio à longueur de journée. « Multipliez-vous », avait décrété le président en interdisant la contraception aux mères de moins de quatre enfants. Comme beaucoup de ses collègues Elena avait d’abord été révoltée par cette mesure, puis elle s’y était résignée. On disait que le pays avait besoin de paysans, d’ouvriers, de soldats, que l’Occident guettait la moindre faiblesse des communistes pour les attaquer. Beaucoup y croyaient, aussi vivaient-ils dans la peur. Ce n’était pas le cas d’Elena Cosma, que cela n’aurait pas beaucoup dérangé de voir débarquer une armée impérialiste dans la cour de son immeuble aux murs décrépis. Sa vie était dans une telle impasse que n’importe quel événement eût été préférable à la monotonie du quotidien. À trente-cinq ans, elle n’était pas mariée et se voyait reléguée dans la catégorie des vieilles célibataires. Qui aurait voulu d’une fille comme elle ? Grande, les bras trop longs, son corps, sans être adipeux, avait la forte charpente de celui d’une paysanne. Il se dégageait d’elle une attitude virile, renforcée par des cheveux couleur charbon, coupés trop court. Les autorités lui avaient attribué une garçonnière au sixième étage d’un immeuble de Ferentari, un des quartiers les plus pauvres de la capitale. Sa vie se résumait à la routine des longs allers et retours jusqu’à son travail où elle passait l’essentiel de ses journées. Elena n’était pas femme d’intérieur et l’effort qu’elle aurait dû déployer pour rendre son appartement un peu coquet lui apparaissait comme une perte de temps. L’aménagement se résumait à des meubles massifs et fonctionnels. Même la décoration poursuivait une fin utilitaire : le support sur le mur de la cuisine servait à accrocher un calendrier, le blason de l’entrée cachait un portemanteau et le cadre souvenir au-dessus du canapé-lit était en fait une horloge. Quant au chandelier posé sur le buffet, il lui permettait de ne pas être plongée dans le noir lors des fréquentes coupures d’électricité.
Le matin, avant de partir travailler, elle remplissait sa minuscule baignoire tachetée de rouille pour pallier les restrictions d’eau froide. Elle ne rentrait chez elle qu’à la nuit tombée, sauf le mardi, seul jour d’eau chaude de la semaine. Dès que les premiers gargouillis se faisaient entendre dans les conduits, l’effervescence gagnait le bâtiment tout entier. Il fallait faire vite pour savonner corps et linge sales, car le mince filet qui sortait du robinet ne coulait jamais bien longtemps. Deux heures plus tard, cette eau chaude, en réalité à peine tiède, se transformait en eau glacée, encore plus froide que de l’eau froide.
Dans son logement de misère, Elena avait appris à tout relativiser, des odeurs nauséabondes qui remontaient le long des canalisations jusqu’aux blattes dont l’immeuble était infesté et qu’elle tenait à l’écart de ses vingt mètres carrés à grands coups d’eau de Javel. Même son célibat forcé ne lui pesait pas autant qu’on aurait pu le croire. Toujours vierge à un âge où d’autres attendaient leur cinquième rejeton, la seule chose qui la tourmentait vraiment était de ne pas avoir d’enfants. Et si elle avait renoncé à l’idée de se marier, elle ne désespérait pas de devenir mère un jour.
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03/03/2016 267 pages 18,00 €
Scannez le code barre 9782021295399
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