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Chine. Shijiazhuang,
capitale provinciale du Hebei.
Shexie ne put réprimer un long bâillement. La nuque raide et les paupières lourdes, il pensa avec regret à la chaleur de son lit. D’autant qu’avec ce froid, il avait beau garder les mains au fond de ses poches, il ne sentait plus le bout de ses doigts. Pareil pour ses orteils, vu qu’il n’avait jamais porté de chaussettes de sa vie et que le cuir de ses chaussures était salement usé. Il regarda sa montre. C’était au moins la vingtième fois, depuis que lui et Xiongxiong faisaient le pied de grue au coin de la rue. Minuit vingt. Plus d’une heure qu’ils attendaient. Mais c’était encore trop tôt.
– Quelle heure qu’il est ?
Xiongxiong commençait aussi à trouver le temps long. Shexie se retourna et contempla un instant le visage de son comparse. Le faible halo projeté par la lune, qui n’éclairait qu’à peine l’angle du mur où ils planquaient, enveloppait la face du géant d’un voile blanchâtre, la rendant d’autant plus horrible. Ils avaient beau se connaître depuis toujours, Shexie sentit un frémissement le long de son échine. Frisson de volupté. Xiongxiong et ses cent cinquante kilos de muscle et de gras, ses os brisés et ressoudés cent fois, ses cicatrices plus moches les unes que les autres et qui transformaient son corps en une véritable carte routière. Une route parsemée de bagarres au couteau, de coups de poing et de pied, lorsque ce n’était pas de barres de fer ; une route balisée par les meurtres et les cadavres que les deux amis laissaient derrière eux, et dont ils avaient fini de tenir le compte. Ils savaient bien mieux tuer que calculer. On ne les payait pas pour faire des additions, tout juste des soustractions.
En fait, le seul à donner la mort, massacrer serait plus exact, était Xiongxiong. C’était lui, le bourreau, le tortionnaire, l’exécuteur des hautes œuvres, façon boucher. Son unique source de bonheur sur cette terre. Alors il ne s’en privait pas. Shexie, lui, n’avait jamais refroidi personne, enfin pas de sa main. Mais il était toujours là, près de l’Ours, pour jouir du spectacle de la bête se délectant de la douleur de ses victimes et surtout de la terreur qu’il pouvait chaque fois lire dans leurs yeux. Il n’avait jamais besoin de l’encourager, mais il lui arrivait de donner des conseils et, lorsque « l’Ours » en avait fini avec sa proie, à le féliciter pour le plaisir qu’il lui avait procuré. Un vrai couple, quoi. Vingt bonnes années de fidélité et de totale communion, depuis une rencontre qui remontait à leur petite enfance, dans un quartier sordide de la banlieue de Pékin ; les premières bagarres de rue, à l’heure où d’autres gamins allaient à l’école et celle, plus tardive, où ces mêmes gamins dormaient, bercés par l’idée rassurante d’avoir une famille et un toit pour les protéger. Un luxe dont Shexie et Xiongxiong avaient très tôt été sevrés.
Beaucoup moins costaud, mais plus malin, Shexie avait vite compris le parti qu’il pouvait tirer de la force déjà très au-dessus de la moyenne de son frère de rue. Ensemble, ils prendraient une revanche sur la vie. Racket, intimidations, vols à main armée, ou passages à tabac juste pour le plaisir, leur permirent de voir venir, le temps de se faire une réputation qui les aiderait à monter sur des coups plus sérieux. Violents et impitoyables, ils n’eurent aucun mal à se faire connaître, à faire parler d’eux dans différents quartiers de la capitale. Même la police les craignait. Il faut dire que les deux flics que Xiongxiong avait laissés sur le carreau, alors qu’il n’avait que seize ans, avaient malgré eux contribué à entretenir cette crainte. On avait retrouvé leurs corps mis en bouillie à coups de poing.
Extraits
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