Editeur
Genre
Littérature étrangère
À Eliana Dobry, Micaela et Sebastián Altamirano, mes compagnons de voyage.
PREMIÈRE PARTIE
1
DANIEL
Quelque part sur cette planète, quelqu’un était responsable de ta mort. Cette certitude grandit au fil des jours, des semaines, des mois, et fouetta si bien ma conscience qu’elle en devint insupportable. Mais qui ? Pourquoi ? L’idée ne m’avait jamais effleuré que la réponse était si proche qu’à force de la retourner dans tous les sens je me retrouverais face à moi-même.
Je me rappelle le moment où, après avoir acheté le pain pour notre petit-déjeuner, je croisai le vagabond du quartier. Ses yeux à la fois blessés et menaçants se posèrent sur moi. Je pressai le pas, au milieu des gens qui s’emmitouflaient dans leur manteau avant de disparaître dans la brume matinale. Un groupe d’enfants traversa l’avenue. Les filles s’enveloppaient dans des écharpes colorées et partageaient leurs secrets à mi-voix, les garçons couraient et criaient, se bousculant avec la maladresse de jeunes chiots. Leur innocence aiguisa l’inquiétude que ma rencontre avec le vagabond avait éveillée. Je ne me doutais pas de ce qui allait survenir quelques minutes plus tard, de ce qui t’était arrivé pendant la nuit ou peut-être à l’aube.
Tous les matins, avant de te retrouver, je me demandais dans quelle disposition tu serais. C’était impossible à prévoir. Cela dépendait de tes rêves, de l’intensité de la lumière et de la température, de concours de circonstances infinis que je ne saurais jamais saisir. Parfois tu me parlais sans relâche, parfois tu étais songeuse, écoutant la rumeur d’un monde qui s’écoulait en toi.
Devant ta porte, Arthur s’assit à côté de moi avec sa dignité papale coutumière, pendant que Charly courait dans tous les sens, la queue fébrile. J’avais l’intention de te proposer une de nos traditionnelles promenades après le petit-déjeuner.
Malgré ton âge, tu marchais d’un pas rapide et ferme. Si quelqu’un nous avait vus à distance, il aurait eu du mal à imaginer que tu avais cinquante ans de plus que moi.
Je me rappelle le jour où, peu de temps avant de devenir ton voisin, je te vis devant ta porte, aux prises avec ce lierre qui gênait le passage. Tu m’avais expliqué qu’il avait poussé pendant la nuit et que sa présence obstinée était une atteinte à ta liberté. Tu parlais de la plante comme d’un être en chair et en os, et tu essayais de t’en débarrasser avec un couteau de cuisine. J’apportai mon sécateur, dégageai le passage et on se mit bientôt à discuter avec animation. J’avais vu une photo de toi dans le journal, quelques semaines plus tôt. Un célèbre critique du New York Times avait fait l’éloge de ton œuvre, et les journaux de notre pays avaient reproduit l’article. Cependant, en te voyant dans ton jardin, je fus étonné de ta haute taille et de tes cheveux blancs, rassemblés en chignon sur la nuque. Le temps n’avait pu terrasser ta beauté. À la place des arrondis d’autrefois, on voyait maintenant des angles, celui de ton nez proéminent, de ton menton et de tes pommettes, celui de ton front sillonné de lignes. Tes longues mains étaient comme des oiseaux qui auraient oublié l’art de voler. Avec quelle véhémence tu me raconterais plus tard que tu détestais les tâches domestiques et que tu aurais aimé avoir une épouse, comme celles des grands créateurs, qui prenaient en charge leurs conflits avec le monde et les préservaient des banalités de la vie ! Depuis lors, de façon certes maladroite et partielle, j’ai essayé de te protéger. Le monde où tu vivais m’était inaccessible. Mais l’éclat que je percevais derrière les portes que tu laissais entrouvertes me remplissait d’émoi, de curiosité pour ce que je ne pouvais pas voir.
Extraits
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