Préface
COMME bien des lecteurs français, j’ai découvert Whitmer avec Pike où un truand reconverti, bagarreur notoire (“son visage avait été une tête de mort à la gloire de la cocaïne”), héritait d’une gamine d’une douzaine d’années dont la mère était morte d’overdose. La situation était rendue fiévreuse par le fait que la morte était sa propre fille. Pike était grand-père, rôle inattendu qui le conduisait à une lente et douloureuse introspection sur sa propre vie.
C’est peu dire que j’avais été impressionné. Le livre m’avait pris à la gorge et ne m’avait plus lâché.
Puis ç’avait été Cry Father où Patterson Wells, ermite dépressif et alcoolique, voyait sa vie troublée par l’arrivée soudaine de Junior, le fils d’un ami, garçon brutal, drogué, bagarreur, dealer avec qui la relation allait prendre une sale pente.
Ces livres exploraient les deux facettes de la relation paternelle, du côté de la fille pour Pike, du fils pour Cry Father. Il n’y avait rien d’étonnant d’entendre ensuite Whitmer expliquer sa hantise d’être un mauvais père pour ses propres enfants, un garçon et une fille…
Les deux romans faisaient évoluer leurs personnages dans l’Amérique des laissés-pour-compte, des déshérités incapables, par manque de moyens, de participer activement à la consommation de masse, éloignés – “déconnectés”, dit Whitmer lui-même – des centres de pouvoir économique et culturel, une Amérique invisible pour les TV d’information continue et les magazines people. C’est de cette partie-là des États-Unis que vient Whitmer, de l’Ohio (il est né à quarante miles de chez Donald Ray Pollock avec qui il partage ainsi une double proximité, géographique et littéraire), il est des leurs. Comme eux, il considère le rêve américain comme une lointaine réminiscence de la manière dont les États-Unis se sont raconté leur propre histoire. Comme eux, il voit le système démocratique du pays ruiné jusque dans ses fondements.
Évasion, qui arrive aujourd’hui, élargit au collectif et approfondit socialement ce qui avait été posé avec les deux romans précédents. C’est l’histoire d’une évasion dans la grande tradition américaine, la traque permettant de suivre simultanément les fugitifs, leurs poursuivants, quelques proches, les journalistes chargés de couvrir l’événement, etc.
Chez Whitmer, les intrigues sont taillées sur le modèle minimum. Dans Pike, le personnage se rend chez le dealer, qui l’envoie chez le barman, qui l’envoie chez le vétéran, qui l’envoie chez le shérif, vous voyez le schéma. Chez n’importe qui c’est lassant à la huitième page. Jamais chez Whitmer. Dans Évasion, n’attendez pas non plus que les itinéraires des personnages se croisent de manière vraiment surprenante. Pour autant, vous aurez du mal à le lâcher. Pour tenir le lecteur en haleine avec des intrigues aussi minces, il faut un sacré talent. Ses personnages, confondants de vérité, sont placés dans des situations qui portent à incandescence leurs contradictions, leurs fantasmes et embrasent leur destin. L’écriture, tirée au cordeau (et ici magnifiquement restituée par un Jacques Mailhos au sommet de son art), révèle leur vérité avec une acuité chirurgicale (“Il aimerait que sa vie soit un truc qu’il pourrait prendre et broyer au mixeur”) et leur permanente ambivalence ne cesse d’entretenir la tension du récit. Benjamin Whitmer fait de la littérature au scalpel comme d’autres peignent au couteau.
Extraits
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