#Roman francophone

Faillir être flingué

Céline Minard

Un souffle parcourt les prairies du Far-West, aux abords d'une ville naissante vers laquelle toutes les pistes convergent. C'est celui d'Eau-qui-court-sur-la-plaine, une Indienne dont le clan a été décimé, et qui, depuis, exerce ses talents de guérisseuse au gré de ses déplacements. Elle rencontrera les frères McPherson, Jeff et Brad, traversant les grands espaces avec leur vieille mère mourante dans un chariot tiré par deux boeufs opiniâtres ; Xiao Niù, qui comprend le chant du coyote ; Elie poursuivi par Bird Boisverd ; Arcadia Craig, la contrebassiste. Et tant d'autres dont les destins singuliers se dévident en une fresque sauvage où le mythe de l'Ouest américain, revisité avec audace et brio, s'offre comme un espace de partage encore poreux, ouvert à tous les trafics, à tous les transits, à toutes les itinérances. Car ce western des origines, véritable épopée fondatrice, tantôt lyrique, dramatique ou burlesque, est d'abord une vibrante célébration des frontières mouvantes de l'imaginaire.

Par Céline Minard
Chez Rivages

0 Réactions |

Editeur

Rivages

Genre

Littérature française

Le chariot n'en finissait plus d'avancer. La grand-mère à l'arrière criait de toutes ses forces contre la terre et les cahots, contre l'air qui remplissait encore ses poumons.
Quand elle ne dormait pas profondément, insensible au monde, sourde, aveugle et enfin muette, elle criait furieusement dans le tunnel de toile qu'elle avait désigné comme son « premier cercueil » en s'y asseyant, au début du voyage.
Depuis des semaines, elle ne s'alimentait plus que d'une bouillie de blé. Une bouillie de plus en plus claire et liquide, confectionnée à partir de sa réserve person­nelle. Tirée du seul sac qu'elle avait exigé de prendre pour elle et qu'elle avait jalousement gardé sous sa tête en guise d'oreiller. Bien que son blé se soit rapidement gâté, elle avait refusé toute autre nourriture, hormis les petits poissons que prenait la gamine quand la piste longeait une rivière. Les moisissures ne l'avaient jamais empêchée de manger. Sa mère, qu'elle appelait mainte­nant à grands cris dans son délire de très vieille femme, sa mère qui connaissait les plantes en recommandait la consommation à certaines périodes de l'année. Les moisissures du seigle ou du blé. Début de l'été, fin de l'automne. Le savoir qu'elle laissait échapper par bribes se mêlait à des souvenirs du village qu'elle avait quitté plus de sept décennies avant de s'asseoir puis de s'al­longer dans le chariot du dernier exil.
Quand la route lui en laissait le loisir, la gamine s'ins­tallait sous la toile et regardait passer le pays, le dos calé contre la paroi de toile mobile, la main posée sur les pieds de la vieille sous la couverture. Elle l'écoutait crier vers sa mère morte depuis cinquante ans, dans cette langue qu'elle commençait seulement à comprendre, crier pour lui demander la permission d'entrer enfin dans le royaume.
Depuis des semaines, depuis que le chariot avait pénétré dans les plaines, les deux fils et le petit-fils de la vieille femme subissaient son régime de silences et de gueulements alternés. Brad, l'aîné, le supportait patiem­ment, comme un des éléments de l'adversité ou un mys­tère de la nature. Il ne recevait pas autrement les averses de grêle et les orages brefs qui les étrillaient de temps à autre. Comme il avait supporté les leçons et les quelques raclées cuisantes qu'elle avait jugé bon de lui administrer autrefois. Comme il avait soustrait de ses mains le pain quotidien jusqu'à ce qu'il soit en mesure de le récolter et de le boulanger lui-même ou de le gagner. Son fils, à lui, Josh prenait de son côté une forte avance à pied ou à cheval à chaque fois que les cris recommençaient mais Brad ne s'en étonnait pas. Il ne lui serait pas venu à l'esprit d'en juger. Comme il ne jugeait pas le fait que la gamine qu'ils avaient trouvée accroupie au pied d'un grand pin, à des miles de leur destination et de leur point de départ, se soit si simplement accommodée à leur vie.
Les choses, les gens et les événements arrivaient comme il était lui-même arrivé au monde et il lui fallait les accueillir.
Six mois auparavant, juste avant qu'ils ne pénètrent dans les plaines, adossée à son arbre, la petite les avait regardés venir sans bouger. Elle mangeait quelque chose qu'elle s'était dépêchée d'engloutir avant qu'ils n'arrivent à sa portée. Elle avait regardé les bœufs, les trois hommes, Jeffrey, l'autre fils de la vieille femme, sur le siège, Josh qui tenait son cheval par la bride et Brad qui fermait la marche, chassant les mouches devant son visage avec son chapeau. Et alors qu'ils allaient passer et la laisser derrière eux sans lui accorder plus qu'un regard circonspect, la grand-mère s'était mise à japper dans le chariot, comme un coyote. La petite avait ouvert les yeux un peu plus grand mais n'avait pas remué. Les autres avaient frissonné comme sous l'effet d'un passage d'air froid. Et les cris du coyote partis du pied du pin s'étaient poursuivis tout au long du chemin ce jour-là.
Josh avait pris le large. Jeffrey s'était glissé dans les oreilles les boules de cire qu'il gardait dans le ruban de son chapeau. Brad avait pris patience. La gamine avait attendu que le chant se déroule sur une longueur consi­dérable. Puis elle s'était levée et avait décidé d'emprunter cette piste sonore ouverte par la voix désarticulée qu'il lui semblait connaître.
Le soir venu, elle s'était approchée du camp avec une brassée de bois à brûler et un lapin mort. Josh qui revenait en traversant la prairie au petit trot avait manqué la renverser. La nuit tombait, elle s'était ramassée derrière son fagot quand elle avait entendu le cheval, il ne l'avait pas vue.
La grand-mère hurlait encore et avait hurlé ce soir-là jusqu'à ce que le visage de la gamine s'encadre dans l'ouverture du chariot. Alors, elle avait fermé la bouche et avancé la main vers les cheveux noirs de l'enfant. Elle les avait touchés de ses doigts cassants, elle avait tiré la langue et s'était endormie d'un coup.
Brad ne se demanda pas d'où venait la gamine. Son passé était inscrit dans la forme de ses yeux, dans l'épais­seur du cal de ses pieds, et dans la rapidité des mou­vements qu'elle avait eus pour dépouiller sa proie. Son passé l'accompagnait et lui permettait de suivre les vestiges d'un chant sur un désert d'herbes sèches. Il lui permettait peut-être aussi d'apaiser les coyotes. Il la laissa dormir sous le chariot quand il pleuvait.
Elle portait une tunique de toile qui lui arrivait aux genoux, aussi râpée que les pantalons de Josh qui des­cendait le moins possible de cheval. À la taille, un cou­teau gainé passé sous une ceinture tressée, sans boucle. Elle mangeait peu et vite, et cueillait toutes sortes de petits fruits qu'elle réservait d'ordinaire au repas du soir. Josh refusait toujours d'y goûter. Il avait vu Brad s'endormir très vite après avoir pris une de ces baies rouges tirant sur le noir dont l'astringence l'avait fait baver. Même si la grand-mère criait moins quand elle acceptait d'en avaler, elle n'en guérissait pas pour autant, qui guérit de la vieillesse ? Il se méfiait. Depuis que l'en­fant avait quasi disparu sous son fagot de branches dans cette prairie où la moindre bouse se voit comme le nez au milieu de la figure, Josh gardait ses distances et tâchait de toujours savoir où elle était quand il rentrait au camp. Il ne prenait plus le trot en approchant du chariot sans l'avoir repérée.
Quand il rejoignait les autres après avoir entravé son cheval et qu'elle était avec eux autour du feu, le plus souvent, il crachait de côté en la regardant au front et aux mains mais jamais dans les yeux. Il le fit systéma­tiquement jusqu'à ce qu'un soir, elle l'imite avec tant de précision que Jeffrey s'en étrangla de rire.
Les coups auraient pu pleuvoir si Brad n'avait pas grogné à Josh de s'asseoir et de manger. Il s'était assis. Il venait de repérer un gué à trente miles en aval, où le chariot pourrait passer. Il le cherchait depuis trois jours, en testant le fond à pied parce qu'il ne voulait pas ris­quer sa monture. La veille, il s'était enfoncé d'un coup dans un trou d'eau au milieu de la rivière et n'avait dû sa survie qu'à une branche de pin ponderosa solidement prise dans les rochers. Il avait perdu une botte. Plutôt que de rentrer à moitié chaussé, il avait jeté l'autre sur la rive d'en face. La rivière était large mais la botte était passée. Il avait vu aussi un nuage de poussière se déplacer d'est en ouest dans la direction des montagnes boisées qu'ils tentaient d'atteindre. À trois jours de marche, environ, il y avait un petit troupeau, une cara­vane ou des hommes, leur déplacement était assez rapide. Il avait pris son temps pour le dire. Il s'était versé du café en évitant le regard de Jeffrey. Il savait que son oncle aurait donné la moitié de sa chemise pour avoir enfin l'occasion de boire un verre en compagnie ou de perdre l'autre moitié aux cartes. Habituellement, il l'aurait renseigné mais cet imbécile venait de se moquer de lui et d'autre part, il ne pouvait pas deviner à la couleur de la poussière soulevée, de quoi un groupe était fait. Au dernier poste, les types avaient parlé de bien des choses et de personnalités remarquables parmi lesquelles aucune n'était désarmée. Josh n'était pas pressé de faire des rencontres. Il pensait même qu'avant d'atteindre la ville, il valait mieux les éviter. Autant que c'était possible.
Jeffrey avait tendu une louche de ragoût, mais Josh l'avait refusée d'un geste. L'autre l'avait reversée dans la marmite, puis il avait posé la louche sur les pierres et craché au sol entre ses pieds.
- À ton âge, je ne refusais jamais une tournée de rata.
- À mon âge, tu enculais les poules.
Jeffrey avait souri. Il s'était levé lentement et s'était étiré, les poings dans le dos. Il avait marché jusqu'au chariot dans lequel il avait sauté d'un bond qui avait ébranlé tous les montants. Ils l'avaient entendu fouiller dans les caisses en grommelant. Quand il était ressorti, une ombre se balançait dans sa main droite. Il avait lancé l'objet à Josh qui l'avait regardé s'écraser à ses pieds. C'était les brodequins presque neufs que son oncle réservait pour ses soirées de débauche.
- Avec ça, tu pourras peut-être suivre mon exemple quand on arrivera en ville.
Josh avait rougi en les prenant et marmonné un remerciement en direction des flammes. Les bandes dont il avait entouré ses pieds depuis qu'il n'avait plus ses bottes n'avaient pas servi à grand-chose. Les étriers lui avaient entamé la peau à tel point qu'il avait dû les relever et monter les talons collés au ventre du cheval. Ce soir-là, ses cuisses étaient comme du bois.
Brad venait de couvrir la marmite et se levait à son tour quand le cheval de Josh s'était mis à hennir dans la nuit. L'animal était d'un naturel calme, ils furent tous immédiatement en alerte. La gamine sous les roues du chariot avait penché la tête sur le côté pour mieux entendre. Le cheval s'était ébroué et avait secoué sa crinière. Le silence était si profond qu'ils l'avaient dis­tinctement entendue bruire. Puis il y avait eu un mar­tèlement sec, le souffle bas d'une fuite dans les herbes et la gamine avait désigné d'un doigt le sillage d'un animal pressé que la prairie avalait.
Brad avait laissé retomber la louche qu'il tenait haut. Son frère avait rouvert sa main gauche qui s'était posée sur la crosse de son arme et l'en avait retirée. Josh avait repris sa respiration. Un instant plus tard, il s'était levé, chaussé de ses nouveaux brodequins pour aller voir son cheval. Il l'avait touché au col et entre les naseaux et lui avait donné une carotte sauvage qu'il avait dans sa poche. Les oreilles du cheval, néanmoins, étaient restées longtemps extrêmement mobiles.
Plus tard cette nuit-là, un événement néfaste avait été écarté par la gamine, au prix d'un risque considérable qu'elle avait couru sans hésiter. Josh, qui en avait été le témoin, n'avait plus jamais craché dans le feu en rejoi­gnant le campement le soir. Depuis, il l'appelait par son nom. Xiao Niù.

L'air immobile des sous-bois résonnait du galop des bêtes lancées par les hommes à toute allure entre les troncs coupants des pins. Le sol frappé rendait un son épais, souple et soyeux comme une peau, les hommes couraient en silence. Ils sortirent de la forêt en une troupe compacte et le martèlement des sabots prit aus­sitôt la mesure de l'espace, se lança dans la prairie, grandit. Ils roulèrent avec les cailloux en traversant la rivière, les chevaux tremblaient dans les éclaboussures de l'eau soulevée de son lit. Ils gravirent la pente sans changer de train, leurs poumons comme des forges cra­chaient des paquets de vapeur, leurs sabots frappaient les pierres, faisant jaillir des gerbes d'étincelles. Ils pas­sèrent la crête et dégringolèrent dans la vallée, semblant voler sous les dernières mottes de terre arrachées. Leur trace sonore s'amoindrit progressivement puis s'effaça tout à fait à la grande satisfaction de Zébulon qui dor­mait sous un buisson de sauge. Il n'aurait pas aimé être découvert et dérangé davantage. Il se reposait paisible­ment et il estimait qu'il y avait parfaitement droit. Après avoir quitté précipitamment le saloon d'Owensboro sur les conseils de Sue, abandonné deux chevaux aux cha­rognards, s'être résolu à n'avancer qu'à couvert, la nuit, pendant des semaines, il jugeait qu'il avait amplement mérité de s'adonner en paix à de petites siestes répara­trices, où il voulait, quand il voulait, et qu'on était main­tenant dans un territoire libre.
Zébulon avait de la liberté une idée assez concrète. Les deux sacoches qu'il traînait avec lui auraient pu en attester devant n'importe qui. Elles étaient lourdes.
Quand le bruit de la cavalcade eut cessé, il leva la tête des sacs de cuir sur lesquels elle reposait, s'assit et repoussa son feutre sur la nuque. Il se frotta les joues et bâilla largement en regardant autour de lui. Il avait soif, il avait faim comme toujours depuis qu'il avait pris la route mais l'idée de pister puis de tirer un quelconque gibier le fatiguait par avance. Il avait besoin d'un bain, d'un coup à boire et d'un vrai lit avec des draps, des couvertures, des oreillers et surtout, d'un plat réellement cuisiné. De préférence par une femme, même s'il connaissait un type dans les mesas, un Indien ute, maigre comme un clou, qui faisait le posole comme personne. Inégalable. Il se leva avec précaution, s'épousseta, ramassa ses sacoches et les posa sur son épaule gauche. Au fil des dernières semaines, il avait eu le temps de les équilibrer parfaitement et de trouver la position la moins mauvaise pour les porter à dos d'homme. Laquelle laissait également un accès direct au Colt Peacemaker qu'il portait chargé, juste en dessous de la hanche droite, le chien rabattu sur la seule chambre vide, la crosse à mi-hauteur entre le coude et le poignet.
Il entreprit de descendre vers la rivière, d'y boire et de remonter la pente par son travers à la suite des cavaliers qui venaient de passer. Sa condition de piéton garantissait le respect, entre eux, d'une distance idéale.

Commenter ce livre

 

21/08/2013 326 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782743625832
9782743625832
© Notice établie par ORB
plus d'informations