#Essais

Figures IV

Gérard Genette

Comme le suggère sans doute un titre dont la constance ne doit (presque) rien à la paresse, on trouve ici des pages aussi diverses par leur âge que par leurs thèmes, et dont la mosaïque ne se recommande que par cette diversité. Leur propos est d'esthétique en général, de poétique en particulier, de musique parfois, de peinture souvent, mais le plus spécifique en apparence y a souvent trait au plus universel, et, comme il va de soi, réciproquement. Leur disposition, quoique nullement aléatoire, n'exige aucun respect de la part du lecteur, qui s'en affranchira même assez pour négliger, s'il veut, telle ou telle étape : sauter des pages est un droit qu'on acquiert avec chaque livre, et qu'on ne saurait exercer avec trop d'ardeur, puisque - l'étymologie nous l'assure lire -, c'est choisir, et donc, bien évidemment, ne pas lire. Quelques-uns de ces objets pourtant - Stendhal, Proust, Venise - insistent, et signent.

Par Gérard Genette
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Critique littéraire

Du texte à l’œuvre

Si j’essaie, puisqu’on m’y invite, d’examiner un peu le parcours intellectuel qui me sépare, à moins qu’il ne m’y rattache, du premier (dans le champ, littéraire et esthétique, qui nous intéresse ici) texte publié, en 1959, et ultérieurement recueilli dans mon premier livre, sans remonter aux motifs et circonstances qui m’avaient eux-mêmes conduit à cet apparent point de départ, il me semble que cet exercice d’autodiction préposthume peut prendre deux formes assez distinctes, que je vais essayer d’assumer également. La première consiste à mesurer et à définir, en synchronie, l’éventuelle cohérence théorique de cet ensemble de travaux – si travaux il y a. Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour le faire en toute exactitude, mais je puis toujours m’y efforcer, en espérant ne pas trop céder à l’illusion rationalisante qui souvent nous pousse à imposer une unité factice à toutes choses assemblées par le hasard qui nous gouverne. La seconde consiste à reconstituer, aussi fidèlement que possible, le cheminement réel – en diachronie – qui m’a conduit, dans ce parcours, d’un objet à un autre : j’ignore si cette reconstitution serait à la portée d’un observateur extérieur qui voudrait bien s’y intéresser, mais il me semble pouvoir apporter sur ce point quelques informations, utiles ou non, mais du moins tirées, comme on dit chez moi, et ailleurs, de la bouche du cheval.

Un premier constat, très évident, montre que, parti de la « critique » littéraire au sens où nous l’entendons depuis plus d’un siècle, je suis assez vite passé à ce que nous appelons, depuis un peu moins longtemps, quoique d’un nom renouvelé des Anciens, la « poétique ». Ces deux termes, dont la transparence actuelle est peut-être trompeuse, appellent en fait quelques éclaircissements. J’appelle « critique » l’analyse interne, formelle et/ou interprétative, de textes singuliers, ou d’œuvres singulières, ou de l’œuvre entier d’un écrivain considéré dans sa singularité. Les études universitaires, du moins en France, ne se sont guère que récemment, et encore assez faiblement, consacrées à ce type de recherche, centrées qu’elles sont restées après Lanson sur une approche essentiellement historique et philologique, d’esprit nettement positiviste et, comme Péguy le reprochait déjà à Taine en lui attribuant la fameuse « méthode de la grande ceinture », d’attention volontiers… périphérique par rapport aux œuvres elles-mêmes. Lorsque, en manière de reconversion au sortir d’études « supérieures » peu exaltantes et d’un engagement politique et idéologique parfaitement désastreux, j’ai commencé de travailler dans ce champ, le divorce était latent, qui ne devait pas tarder à éclater au cours de la querelle dite « de la nouvelle critique », entre ces deux orientations, dont la première était encore à peu près réservée, comme elle l’avait déjà été du temps de Péguy, de Proust, de Gide, de Valéry, de Du Bos, de Rivière, de Paulhan, de Thibaudet ou de Jean Prévost, à des auteurs non (ou plus) universitaires, comme Sartre ou Blanchot ; ou en marge de l’Université, comme Roland Barthes ; ou professant dans des universités étrangères, comme Auerbach, Spitzer, Béguin, Raymond, Poulet, Starobinski, Rousset, Bénichou, de Man ou, à cette époque, Jean-Pierre Richard ; ou dans d’autres disciplines, comme Gaston Bachelard ou Gilbert Durand – on comprend que je viens de citer la plupart de ceux qui étaient alors, à un titre ou à un autre et du moins dans ce champ, mes propres maîtres. Entre 1956 et 1963, j’enseignais moi-même, en toute liberté d’objets et de méthode, dans une très discrète hypokhâgne de province, où (presque) personne ne se prenait trop au sérieux – et donc hors de l’Université au sens strict de ce terme. Je ne me sentais guère attiré par l’enseignement dit « supérieur », dont j’avais fait comme étudiant une expérience plutôt dissuasive, et pour lequel je n’ai, au fond, jamais éprouvé grande affinité. De quatre années (1963-1967) beaucoup moins gaies, passées ensuite à la Sorbonne comme assistant chargé d’improbables « travaux pratiques », je n’ai conservé à peu près aucun souvenir d’aucune sorte, sinon d’y avoir rencontré un jour, dans un couloir fort sombre, un jeune Bulgare nommé Tzvetan Todorov qui, apparemment mal orienté, cherchait dans ces ténèbres un rayon de lumière. Notre lumière commune, ce fut très vite un séminaire de l’École des hautes études, qui se tenait alors, bizarrement, dans un étage haut perché de ladite Sorbonne : le séminaire, donc, de Roland Barthes, qui était alors, depuis quelques années, quelque chose comme mon mentor-malgré-lui, et à qui je dus entre autres, un peu plus tard, de quitter définitivement l’Université pour cette même École. Le hasard, comme on sait, écrit droit por linhas tortas.

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05/03/1999 364 pages 25,20 €
Scannez le code barre 9782020345446
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