#Roman francophone

La grâce des brigands

Véronique Ovaldé

Quand Maria Cristina Väätonen reçoit un appel téléphonique de sa mère, dont elle est sans nouvelles depuis des années, l'ordre qu'elle avait cru installer dans sa vie s'en trouve bouleversé. Celle-ci lui demande instamment de venir chercher pour l'adopter Peeleete, le fils de sa soeur.
Nous sommes en juin 1989, Maria Cristina vit avec son amie Joanne à Santa Monica (Los Angeles). Cela fait vingt ans qu'elle a quitté Lapérouse, et son univers archaïque pour la lumière de la ville et l'esprit libertaire de la Californie des années 70. Elle n'est plus la jeune fille contrainte de résister au silence taciturne d'un père, à la folie d'une mère et à la jalousie d'une soeur. Elle n'est plus non plus l'amante de Rafael Claramunt, un écrivain/mentor qu'elle voit de temps à autre et qui est toujours escorté par un homme au nom d'emprunt, Judy Garland. Encouragée par le succès de son premier roman, elle est déterminée à placer l'écriture au coeur de son existence, être une écrivaine et une femme libre. Quitte à composer avec la grâce des brigands.

Par Véronique Ovaldé
Chez Editions de l'Olivier

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Littérature française

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Maria Cristina Vààtonen, la vilaine sœur, adorait habiter à Santa Monica.
La première raison de cette inclination, celle qu'elle n'avouerait sans doute pas ou alors seulement sous forme de boutade, en riant très fort et très brièvement, c'est qu'elle avait la possibilité à tout moment de déguster des cocktails de crevettes et des glaces à la pastèque sur le front de mer.
Elle pouvait s'asseoir dans un restaurant pour touristes aisés où le serveur l'interpellait par son prénom et ajoutait toujours des cacahuètes pilées à ses crevettes - il ne disait pas cacahuètes, il disait, Je vous ai mis des arachides, Maria Cristina, et il roulait les r suavement, peut-être pour faire croire qu'il n'était pas du coin. Et elle pouvait s'installer sur la terrasse du restaurant à une table qu'aucun client de pas­sage n'aurait eu le droit d'occuper. La terrasse surplombait la baie du haut de ses pilotis, et on y sirotait des sangrias avec lenteur en contemplant le soleil qui disparaissait au fond du Pacifique dans une apothéose fuchsia. Puis Maria Cristina pouvait décider de prendre sa décapotable verte et rouler le plus vite possible sur l'autoroute, remonter la nuit Mulholland Drive au volant de sa voiture et sentir le vent frais qui vient des jardins des multimillionnaires, les jardins qu'on arrose à minuit pour que les orchidées et les roses au nom latin se sentent à leur aise, elle pouvait goûter sur son visage l'humidité des bambouseraies qu'on fait pousser en plein désert, et ensuite rentrer chez elle à l'heure qui lui plaisait, garer sa voiture en mordant sur le trottoir près du petit chemin qui descend vers la plage, claquer la porte de son appartement, jeter les clés par terre, se défaire de ses vêtements en les laissant simplement tomber sur le sol, mettre très fort la musique et allumer toutes les lumières comme si elle avait une minicentrale électrique pour son usage personnel dans le sous-sol.
Elle pouvait faire tout cela mais ne le faisait quasiment jamais.
La possibilité seule l'enchantait et lui suffisait.
Maria Cristina Vààtonen aurait probablement aimé être une femme scandaleuse.
Malgré ce désir, elle ne faisait que goûter plaisamment sa vie d'écrivain et la modeste notoriété que son succès accom­pagnait. C'était l'autre raison pour laquelle elle appréciait d'habiter à Santa Monica : une communauté d'écrivains dépressifs et/ou cacochymes y vivait, arpentant les pontons comme de vieux squales à la recherche d'éperlans. Ils avaient tous tenté de devenir scénaristes ou présentateurs d'émissions culturelles, ils avaient réussi ou échoué, là n'était pas la question, et ils fumaient des cigarillos en regardant la mer et en imaginant s'exiler à Tanger, Paris ou Kyoto. L'un de ces vieux écrivains était l'homme le plus important de la vie de Maria Cristina.
Maria Cristina avait trente ans (ou trente et un ou trente-deux) et se trouvait encore dans l'insouciant plaisir d'écrire, acceptant la chose avec une forme d'humilité et le scepticisme prudent qu'on accorde aux choses magiques qui vous favorisent mystérieusement.
Le 12 juin 1989, très précisément à 12 h 40 (Maria Cristina a indiqué le jour et l'horaire dans son journal), elle reçoit un appel téléphonique qui fait basculer, pense-t-elle après coup avec un brin d'emphase, tous les possibles de sa vie en un vague souvenir, une nostalgie douce.
Le téléphone sonne dans la cuisine depuis un moment et Maria Cristina finit par se lever pour décrocher. Elle est dans son bureau en train de rédiger une communication sur le plagiat dans la littérature nordique et la sonnerie du téléphone l'exaspère. Maria Cristina a toujours besoin de silence quand elle travaille. Elle a besoin de s'isoler du monde. La majorité du temps elle écrit la nuit. Et elle boit la nuit aussi d'ailleurs. L'écriture, la nuit et l'alcool sont indissociables.
(J'ai abandonné le projet d'écrire l'histoire de Maria Cris­tina Vààtonen comme s'il s'était agi d'une biographie, d'une notice, ou d'un document bourré de références impéra-tives et de notes de bas de page. J'ai décidé de faire avec l'approximation. J'ai décidé de faire avec ce que je sais d'elle. Et avec ce qu'on m'a dit d'elle. Je ne suis peut-être pas la personne la plus à même d'aller au bout de cette entreprise. J'ai rencontré Maria Cristina tardivement. Mais je veux essayer d'approcher la vérité de ce qui s'est déroulé jusqu'au 17 janvier 1994, ou du moins donner un sens à ce qui s'est passé ce 17 janvier, traquer les indices tout au long de la vie de Maria Cristina Vààtonen. Je me permets des déductions, je me permets de remplir les blancs, je me permets de compléter. Et ces circonstances dans lesquelles des décisions impossibles à justifier ont été prises font de la vie de Maria Cristina Vââtonen comme de toute vie une trajectoire fortuite - une trajectoire qui pourtant, de loin, ressemble à une existence déterminée menée par une créature tenace et volontaire ayant une idée précise de sa destination.)
Elle est assise à son bureau, vêtue d'une sorte de chemise multicolore beaucoup trop grande pour elle, les deux pieds nus bien à plat sur le sol, le cou rentré dans les épaules, concentrée et tendue.
Quand elle entend sonner le téléphone, Maria Cristina pense que Dolores Mendes sa femme de ménage va aller décrocher, s'asseoir sur le tabouret du bar comme si elle allait entamer une longue conversation et dire comme elle dit toujours, Villa Vââtonen, bonjour.
Dolores Mendes dit, Villa Vââtonen, bonjour. Ce genre de formule laisse entendre que l'endroit est habité par tout un tas de gens du nom de Vââtonen. En fait Maria Cristina vit au rez-de-chaussée d'une résidence qui dispose d'un patio et d'une piscine, rien qui ne ressemble à une villa mais plutôt à un motel bien entretenu, un élégant parallélépipède blanc à façade ABCD avec diagonales qui se croisent en E.
J'imagine que cette expression de Dolores Mendes, le Villa Vââtonen, est la conséquence des différents postes qu'elle a occupés précédemment chez de vrais gens riches et qu'elle devait à cette époque formuler ce type d'annonce à chaque fois qu'elle décrochait le téléphone, Villa Nicholson, bonjour, ou bien Famille Nicholson, ou n'importe quoi dans le même goût qui fait résolument années cinquante et bourgeoisie pré-Kennedy.
Maria Cristina, chaque fois qu'elle entend Dolores pro­noncer ces mots, grimace douloureusement, parce que peut-on vraiment être de gauche et avoir Dolores Mendes pour femme de ménage (une femme de ménage, il est vrai, avec qui l'on boit des caïpirinhas le soir à la table de la cuisine, une femme de ménage cubaine sans papiers et avec trois enfants à nourrir), peut-on donc être de gauche, être une intellectuelle, et dans une certaine mesure une féministe, et supporter que votre femme de ménage qui vient d'une île misérable et tyrannisée dise ce genre de choses au téléphone ?
Maria Cristina sort alors de son bureau en pestant et en criant à plusieurs reprises le nom de Dolores pendant le trajet jusqu'au téléphone. Elle décroche le combiné et émet un oui exaspéré en scrutant les alentours pour voir où est passée Dolores, elle aperçoit un mot sur le buffet qui doit indiquer que celle-ci a dû partir plus tôt parce que son ex-mari est venu kidnapper les enfants une nouvelle fois et qu'elle n'a pas voulu déranger Maria Cristina parce que quand Maria Cristina travaille, respect, il ne faut pas la déranger, etc., moult circonvolutions et justifications.
Mais au téléphone la voix fait :
- Maria Cristina ?
Et Maria Cristina reconnaît cette voix même s'il y a plus de dix ans qu'elle ne l'a pas entendue. Ou plutôt elle ne l'identifie pas instantanément parce que les voix vieillissent et qu'elle n'a pas souvent entendu cette voix par l'intermédiaire d'un écouteur, mais elle ressent une telle bouffée d'anxiété qu'elle tourne sur elle-même pour attraper une bouteille de quelque chose de froid et d'alcoolisé sans avoir à poser l'appareil.
Il y a du gin près de l'évier. Elle fait une tentative en tirant au maximum le fil du téléphone et en allongeant son bras comme si cette chose-là était réalisable. Et puis se rendant compte du ridicule de la situation elle s'assoit par terre et elle ferme les yeux.
- C'est bien moi, dit-elle.
- Maria Cristina, Maria Cristina, Maria Cristina, répète la voix sur une petite mélodie qu'elle module comme si elle allait perdre la raison.
Maria Cristina se frotte les tempes.
- Que veux-tu, maman ?
Et elle s'étonne d'appeler cette impulsion électrique maman. C'est comme un mot nouveau, encore vierge. Elle répète un peu plus fort :
- Que veux-tu maman ?
- Oh, Seigneur Dieu, ne me crie pas dessus, Maria Cristina.
Et Maria Cristina s'étonne encore et aussitôt que les choses en restent finalement toujours là où vous les avez laissées, elle se dit, Et maintenant elle va pleurer, et elle entend dans l'écouteur les reniflements de sa mère, toute une vague d'humidité poisseuse qui lui ceint les poumons en pénétrant par ses oreilles. Elle se dit, C'est du bidon, parce qu'elle sait que sa mère se comporte comme elle imagine qu'une mère doit le faire. Elles ne se sont pas parlé depuis dix ans donc sa mère se laisse submerger par l'émotion et des vagues de sanglots étouffés. Elle oublie que c'est elle qui a sommé sa fille la dernière fois qu'elles se sont adressé la parole de considérer que dorénavant elle n'avait plus de mère. Marguerite Vààtonen, née Richaumont, joue son rôle comme tout ce qu'elle fait : assez imparfaitement mais avec ses tripes. Elle a toujours pensé que c'était suffisant.
Maria Cristina regarde autour d'elle, les piles de livres, les entassements divers, les vases de tulipes - Dolores dispose une fois par semaine des tulipes dans les deux vases de l'entrée, c'est le luxe nécessaire de Maria Cristina, les fleurs coupées, et tout particulièrement les tulipes alanguies, un peu trop d'eau et elles ne se dressent plus, elles s'amollissent, quel plaisir de les voir abdiquer -, les chaussures près du paillasson, toutes sortes de chaussures, mais colorées pour la plupart, les joints du carrelage blanc, la poussière, parce que Dolores n'est pas la reine des femmes de ménage, des moutons et des poils de chat qui oscillent doucement à cause de l'air s'infiltrant sous la porte, toutes choses familières et apaisantes.
- Oh ça fait si longtemps.
Maria Cristina n'a rien à répondre, elle colle à la pulpe de son index le sable serti dans les joints du carrelage.
Le chat passe devant elle, l'ignorant, comme s'il réflé­chissait en plissant les yeux et en comptant ses pas. Il feint de ne pas remarquer qu'elle est à sa hauteur. Le chat est tricolore. Ce qui induit que c'est une chatte.
Maria Cristina a envie de demander à sa mère comment elle a déniché son numéro. Mais elle renonce à poser cette question. Elle n'a au fond besoin d'aucune explication. Sa mère s'est débrouillée pour la retrouver. Le reste ne serait que bavardages et justifications de l'exploit.
- Il faut que je te parle de ta sœur.
- Je suis très occupée.
- Oui je sais je sais je sais, je devine. Mais c'est impor­tant Maria Cristina.
(Cette sale manie de ponctuer toutes ses phrases du pré­nom de son interlocuteur, comme pour le piéger, comme pour ne plus le lâcher ou se souvenir à qui elle s'adresse.)
- Ma sœur est malade ?
- Il faudrait que tu viennes, Maria Cristina.
(Et celle de ne pas répondre directement aux questions.)
- Mais je ne peux pas (ce qui est sous-entendu là c'est l'impossibilité de refaire le chemin jusqu'à la maison rose, jusqu'aux cerisiers en fleur et jusqu'à la sœur).
- Il faut que tu viennes, Maria Cristina.
- Ce n'est pas possible (Maria Cristina prononce ces mots en les séparant distinctement les uns des autres comme si elle s'adressait à un enfant instable, d'ailleurs elle parle trop fort tout à coup. Panique-t-elle ?).
- Il faut que tu viennes à Lapérouse, Maria Cristina. Maria Cristina pose délicatement le combiné sur le sol,
elle se lève et va chercher la bouteille de gin qui est bien trop loin pour ses bras non extensibles, elle se sert un verre et elle reprend le combiné.
- Que se passe-t-il ? demande-t-elle. Elle boit une gorgée.
- Je dois savoir ce qui se passe avant de faire tout ce chemin.
- C'est à cause du petit Peeleete.
- Qui est le petit Peeleete ?
- C'est ton neveu Maria Cristina.
- Meena a un fils ?
Maria Cristina lève la tête, il y a cette affiche sur le mur devant elle, une affiche qui dit : « Une femme a autant besoin d'un homme qu'un poisson rouge d'un sac à main. »
Elle ferme les yeux, le chat repasse devant elle, elle entend ses petits coussinets qui se décollent du sol, elle soupire, elle sait que sa mère va la capturer avec ses explications alambiquées, elle ne souhaiterait que le silence. Alors elle prononce prudemment, Je vais voir.

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15/03/2024 291 pages 11,90 €
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