PRÉFACE
Le dicible et l’indicible
L’homme exprime ses émotions et ses pensées à l’aide des mots. On a coutume au Japon de dire que « les yeux parlent autant que la bouche », mais personne ne viendra nier qu’il serait vain de prétendre transmettre à autrui le fond de sa pensée sans avoir recours au langage. Certes, les mots ne sont pas seulement destinés à communiquer. A tout instant, qu’on se trouve seul livré à ses pensées ou aux sensations, ils jaillissent sans qu’on ait besoin de les prononcer. Même, c’est dans ces moments où des nuages viennent embrumer notre cœur ou notre esprit que les mots voltigent en tout sens, car leur vocation est de remettre en ordre l’orientation de notre pensée, dont il conviendrait peut-être de dire que nous prenons alors conscience pour la première fois. Notre esprit est ainsi réduit à une sorte d’immobilité, jusqu’à ce que nous découvrions ce qu’il serait convenu d’appeler la parole. Lorsqu’à travers elle nous découvrons ce vers quoi tendait notre pensée, alors une nouvelle pensée, un nouveau sentiment sont découverts à leur tour, et sans erreur possible, un nouvel état d’esprit peut naître et se développer. Ainsi vivons-nous par les mots et nous mourons en prononçant nos dernières paroles.
Cependant, il n’est pas dit que tout un chacun dispose comme il l’entend de la possibilité de transformer en mots l’intérieur de son cœur. On serait même plus proche de la vérité en disant que, quotidiennement, nous faisons l’expérience de l’insuffisance du langage face au trop-plein de sens. De fait, il est indéniable que logent au fond de notre cœur des pensées qui sont indicibles. Comment pouvons-nous prendre conscience des idées qui débordent le langage ? J’ignore pour ma part quelle interprétation peut en être donnée, du point de vue de la psychologie. Naguère, dans un livre traitant de zoologie, j’ai lu une hypothèse sur la transmission, chez les oiseaux migrateurs, du message leur indiquant l’instant du départ. Selon cette hypothèse, ce n’est pas un oiseau qui donne le signal du départ, mais l’envie de partir s’empare de l’un d’eux, se propage sous une forme ou une autre pour devenir la pulsion de l’ensemble, avant d’engendrer l’envol de tous les oiseaux d’un même mouvement. L’être humain, en s’appropriant le privilège de la parole, aurait en contrepartie perdu le pouvoir de communiquer à l’autre son état d’âme de façon immédiate. L’auteur de l’ouvrage écrivait que s’il restait à l’homme la moindre parcelle de cette faculté de communiquer son état intérieur, c’était quelque chose qui n’était pas sans ressemblance avec le phénomène du bâillement.
Dans le recueil présenté ici, on trouve ce haiku du printemps 1897 :
Journée de printemps qui s’étire
Un bâillement entraîne l’autre
Deux amis se quittent
qui est un adieu de Sôseki à un ami qu’il n’aura pas l’occasion de voir de longtemps. Alors que l’émotion frappe à la porte, une sorte de nonchalance détachée se dégage de ce haiku, qui respire presque la désinvolture. La légèreté le caractérise, ou encore le sourire. Que le bâillement se communique, point n’est besoin pour l’expliquer de se référer à l’hypothèse de l’ornithologue évoquée tout à l’heure. En l’occurrence, l’état d’âme qui s’est extériorisé sous la forme du bâillement échangé participe à n’en pas douter d’un sentiment réciproque de réconfort et de tendresse, dans l’ignorance partagée de la prochaine rencontre. Pour maintenir ce sentiment enfoui au plus profond, l’expression est délibérément nonchalante et légère. Et l’émotion inhérente à la séparation y gagne peut-être en densité. Les mots ne sont pas la seule voie pour livrer le fond de son cœur.
Extraits
Commenter ce livre