I
Difficile de dire si ces mémoires passeront pour le mot d’adieu le plus bavard jamais laissé par un suicidé ou me permettront d’éviter l’abysse. Seul le temps le dira – un intervalle de temps en vérité très précis : les vingt-cinq heures qui s’étirent depuis ce moment-ci, dimanche 28 octobre 1984 à 11 h 06 du matin, et mon départ prévu demain par la navette de midi pour l’aéroport. Pour l’instant, la seule manière de fuir cet hôtel stérile de Baltimore serait de sauter par la fenêtre, ce qui me paraît assez tentant. Il suffirait d’ouvrir la fenêtre coulissante, de gagner la terrasse et de m’abandonner aux trente mètres de vide donnant sur le parking.
Les apparences sont trompeuses. La lecture de mon histoire n’implique pas que j’ai perdu patience et pris cette navette. La déduction correcte serait que j’ai glissé mon manuscrit dans une enveloppe festonnée de timbres à l’adresse de Rachel Bischop, mon agente à New York, puis laissé le paquet devant ma porte avec un mot priant le directeur de l’hôtel de le glisser dans la boîte aux lettres la plus proche. Es-tu en train de me lire, Rachel ? Je t’aime, ma chérie, tu es la meilleure agente que j’aie jamais eue. En supposant que tu déniches quelqu’un capable de déchiffrer mon écriture, tu as toute liberté pour transcrire ces pages, trouve-leur un titre – Le Jour du lézard, peut-être, ou Révolte chez les Ploucs et pourquoi pas Hiroshima n’aura pas lieu – et vends le bébé à Doubleday pour une grasse et confortable avance, te laissant un légitime dix pour cent, le reste revenant à Darlène. Oui Rachel, tu tiens peut-être un best-seller entre les mains. Et il porte la marque ultime de l’authenticité, le saut de son auteur dans l’oubli, à la fois son chant du cygne et sa disparition. Il est vrai que la NSA pourrait bloquer sa publication mais, s’ils allaient en justice, le juge les débouterait, notamment quand il serait fait mention d’iguanes cracheurs de feu.
La vérité, Rachel, est que je parle des monstres du projet Knickerbocker à mots couverts depuis près de quatre ans – les admirateurs de Kha-Ton-Ra, la momie vivante, Corpuscula, la créature alchimique, et Gorgantis, le roi des lézards. Ça n’intéresse pas les gosses. Ils préfèrent savoir combien de mètres de gaze pourrie j’ai portés dans La Malédiction de Kha-Ton-Ra. (Cent cinquante mètres, exactement.) Est-ce que j’ai joué les deux rôles dans Corpuscula contre Doppelgänger ? (Bien sûr que oui, et avec enthousiasme.) Ai-je réellement écrit le scénario de Gorgantis l’Invincible sous le nom d’Akira Fukiji ? (Non seulement ça, mais aussi Gorgantis déchaîné sous le nom de Kihachi Ifukabe et Gorgantis contre Octopocalys, sous le pseudonyme de Minoru Natsuke.) Mais maintenant, les fans savent que je finis toujours par leur déballer mon obsession des ADM (armes de destruction massive) : biologiques, atomiques et autres. Ils tolèrent cette manie qui m’est propre, du moins je l’espère. L’histoire les laisse de marbre. Les atrocités sous couvert de politique les ennuient à mourir.
Extraits
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