#Roman étranger

Idiopathie. Un roman d'amour, de narcissisme et de vaches en souffrance

Byers

Idiopathie [idjopati] n f : Maladie ou état qui apparaît spontanément ou dont la cause est inconnue. Qui va mal dans le roman de Sam Byers ? Tout le monde, à commencer par Katherine, qui n’aime rien ni personne, et surtout pas elle-même. La trentaine, coincée dans un job minable, enchainant les déceptions amoureuses, elle se demande s’il n’est pas temps de tirer un trait sur les hommes, et sur le bonheur en général. Ou bien Daniel, son ex, qui semble avoir tout pour lui : il vit confortablement avec Angelica, sa nouvelle petite amie, et occupe un poste important dans une unité de recherche biologique. La vie en rose, peut-être, mais sous la perfection des apparences, quelque chose cloche sérieusement. Ou encore Nathan, qui fut leur ami proche, et qui se remet d’un séjour en hôpital psychiatrique, épisode douloureux dont sa mère s’est emparée sans scrupule pour écrire un témoignage en passe de devenir un bestseller. Avant, Katherine, Daniel et Nathan étaient heureux — c’est-à-dire malheureux, mais au moins, ils l’étaient ensemble. Lorsque Nathan réapparaît après une longue absence, il provoque des retrouvailles forcées, une soirée à trois qui ne peut que mal finir tant il y a de comptes à régler. Et les vaches dans tout ça ? Elles vont mal elles aussi, succombant à une étrange épidémie dont les symptômes, tels que tristesse et éloignement du troupeau, ne sont autres qu’une métaphore du malaise général. Idiopathie est une comédie cinglante qui dresse le portrait d’une génération — les trentenaires des années 2000 — et d’une société — la leur, la nôtre — à la dérive. Styliste hors pair et maître dans l’art de l’autodérision, Sam Byers dissèque les failles d’une époque qui se laisse aller à la mélancolie, même si ce n’était guère mieux avant.

Par Byers
Chez Seuil

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Auteur

Byers

Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

Assez récemment, au cours d'une réunion de famille qui requérait, selon les termes de la mère de Katherine, xmeprésence absolument impérative, mais que la sœur de Katherine avait néanmoins réussi à éviter, la mère de Katherine avait fait circuler aux membres de la famille réunis autour de la table les photographies qu'elle gardait dans son portefeuille. Lesdits membres avaient dans l'ensemble un certain âge, et l'incontestable plaisir que leur procuraient ces photos était un phénomène que Katherine avait depuis longtemps renoncé à comprendre. Pour elle, quatre-vingt-dix pour cent des photographies (et de sa parentèle) se ressemblaient. Rien n'était plus similaire au sourire d'un gamin que le sourire d'un autre gamin; impossible de distinguer un mariage d'un autre; et vu qu'en grande majorité les membres de sa famille avaient tendance à passer leurs vacances dans des endroits prévisibles à pleurer, les photos qui résultaient de leurs voyages à l'étranger étaient en tout point identiques. Et donc, tandis que Tante Joan, Oncle Dick et Isabel, leur fille étrangement spectrale, plus deux ou trois croulants de base dont elle se souvenait vaguement mais avec qui elle n'avait guère envie de renouer, roucoulaient et s'extasiaient devant les photos comme devant un dessert alléchant et bien présenté, Katherine se contenta de se taire, ses yeux allant et venant, comme c'était souvent le cas en de telles occasions, entre l'ovale du visage de sa mère et le cadran de sa montre, bien qu'aucun des deux ne lui permît d'espérer que la réunion touchait à sa fin.
Le portefeuille, contrairement aux mains qui le tenaient, était lisse et neuf; acheté récemment, il se trouvait que Katherine était au courant, chez Liberty, où sa mère faisait régulièrement des folies.
«Quel portefeuille ravissant», dit un des vieux cousins, qui connaissait suffisamment bien la mère de Katherine pour savoir que tout accessoire exhibé publiquement devait susciter au moins un compliment afin que l'objet ne se retrouve pas relégué dans l'un des sacs pleins d'acquisitions abandonnées qu'elle déposait avec une régularité alarmante à la boutique caritative du coin. Katherine se dit que si les membres de la famille avaient déployé un tel sens du devoir envers les hommes qui avaient compté pour sa mère, celle-ci serait peut-être aujourd'hui dans une situation assez différente.
«Mignon, n'est-ce pas? dit la mère de Katherine, égale à elle-même. De chez Liberty. Une affaire en or. Irrésistible. »
Les photos étaient en bon état, fait remarquable si l'on considérait que la mère de Katherine traitait la majorité de ses possessions comme si elles étaient indestructibles, pour ensuite en toiser avec tristesse les restes défunts et déplorer la piètre qualité des fabrications modernes.
«Regardez, dit-elle en appliquant aux photographies le même ton que celui qu'elle avait adopté pour parler de son portefeuille. Ne sont-elles pas tout bonnement délicieuses ? »
Elle fit circuler la première photo - un noir et blanc format passeport - de Hazel, la sœur de Katherine, etreignant un ours en peluche tout flasque. Avec ses yeux globuleux et son manque de tonicité musculaire, la petite créature semblait avoir été droguée, si bien que Hazel passait (du moins aux yeux de Katherine) pour quelque sinistre kidnappeur prépubère.

« Le nounours s'appelait Bloot, dit la mère de Katherine tandis que la photo circulait de main en main, mais alors Dieu sait pourquoi. Elle a vomi dessus et on a dû le mettre à la machine, c'est pour ça qu'il est devenu tout raplapla. Tout ce qu'elle a eu entre les mains, il a fallu qu'elle vomisse dessus. Honnêtement, une constitution de petit oiseau.
- Quel dommage qu'elle n'ait pas pu venir aujourd'hui, dit quelqu'un.
- Oh, je sais, dit la mère de Katherine. Mais elle n'a pas un instant à elle ces temps-ci. C'est boulot, boulot, boulot. Et puis avec ces atroces histoires de vaches... »
Hochements de tête, on approuvait, et même si Katherine n'en était pas sûre, et se convaincrait plus tard qu'elle l'avait imaginé, elle crut un instant qu'on lui jetait des regards furtifs, en ce jugement réflexe inhérent à toute réunion familiale : la présence de chacun était étroitement liée à sa situation professionnelle. Les gens étaient contents si vous veniez, mais présumaient aussi que votre travail n'était ni important ni exigeant, puisque ceux qui avaient un poste important et exigeant étaient bien trop occupés pour assister à plus d'une réunion par an. Ils étaient alors accueillis tels des chevaliers au retour des Croisades, et activement encouragés pendant toute la journée à repartir, de peur que quelque chose de fâcheux ne vienne perturber leur activité professionnelle. La sœur de Katherine se délectait de ce rôle depuis maintenant plusieurs années, et Katherine était contrariée de constater que moins Hazel se montrait, plus elle gagnait en sainteté et passait pour hyper débordée dans l'esprit de tous, alors que plus Katherine faisait acte de présence et s'efforçait d'être attentive envers sa famille, plus on considérait qu'elle avait gâché sa vie. C'était un peu différent cette fois-ci, c'est vrai, à cause des vaches et des routes barrées. Tous ceux qui étaient arrivés à bon port arboraient la mine sombre et fière de qui eût traversé une zone de guerre. Katherine se fichait royalement du bétail, mais elle appréciait le respect éphémère que sa présence semblait avoir inspiré.
La deuxième photo ne fut pas exhibée tant que la première n'eut achevé son circuit. C'en était une du père de Katherine, vêtu d'une veste en coton huilé, posant avec un fusil de chasse, l'air gêné.
«Voilà Nick, dit la mère de Katherine. Il n'a rien dégommé, bien entendu, mais ça lui plaisait déjouer le rôle. Inutile de dire qu'il avait la panoplie entière, mais c'était tout Nick. Plein de grands projets, mais jamais rien à l'arrivée. C'est moi qui ai pris la photo.»
Elle marqua un temps d'arrêt avant de faire passer le tirage, ce qui lui valut quelques hochements de tête compatissants des tantes et des oncles. D'aussi loin que Katherine se souvienne, sa mère avait systématiquement joué la carte de la compassion lorsqu'elle évoquait l'homme qui lui avait fait ses enfants, s'était attardé deux petites années, puis avait filé en Grèce avec une femme rencontrée dans la salle d'attente de son médecin, où il allait faire contrôler son taux de cholestérol. Katherine recevait deux cartes par an de son père, une pour Noël et une pour son anniversaire, plus une troisième en bonus quand elle accomplissait quoi que ce soit de remarquable. Il ne l'avait appelée qu'une seule fois, fin ivre et manifestement en pleine crise de la cinquantaine, et lui avait dit de veiller en grandissant à ne pas devenir comme l'un ou l'autre de ses parents.
La photographie fit le tour de la table, puis fut suivie, avec un minutage de précision, d'un instantané couleur de Homer, le chien de la famille qui, n'ayant jamais été le plus futé des animaux, s'était empalé sur une branche en se précipitant pour récupérer une balle de tennis parmi des arbres que l'on venait d'abattre, laissant à Katherine, qui avait lancé la balle, le soin d'expliquer à sa mère pourquoi son précieux bâtard non seulement était mort mais qu'il fallait en outre le retirer de sa branche, tandis que sa fille demeurait inexplicablement indemne, les yeux impardonnablement secs.
La photographie suivante qui, s'avéra-t-il, était aussi la dernière, montrait Daniel, pompette, coiffé d'un chapeau de Noël de guingois, levant son verre, majestueusement installé derrière une imposante dinde rôtie.
«Ah, fit la mère de Katherine. Voici Daniel, regardez. Qu'est-ce qu'il est mignon. Avez-vous déjà rencontré Daniel? Oh, bien sûr, il est venu à cette petite sauterie, il y a quelques années. Quel charmeur. Je l'adorais tout bonnement. Pauvre Katherine. C'est lui qui est parti, n'est-ce pas, ma chérie?
- Pas vraiment, dit Katherine. Non.
- Sujet encore délicat, dit la mère de Katherine en lui souriant d'un air maternel, ce qu'elle ne faisait qu'en public. Daniel qui, bien entendu, s'en sort formidablement bien, ces temps-ci, contrairement à d'autres, dontnous tairons les noms.» Son regard, se métamorphosant comme les chiffres d'un réveil à affichage numérique, se fît plus sévère. « On se retrouve si facilement coincée, n'est-ce pas? »
Elle rangea la dernière photo dans un rabat de son portefeuille, en fit claquer le fermoir et le remit dans son sac à main, laissant à chacun le loisir de jeter un coup d'œil, rapide, à Katherine, puis de fixer avec gêne la nappe, en silence, jusqu'à l'arrivée opportune du café, moment dont profita Katherine pour présenter poliment ses excuses et aller aux WC déchiqueter un rouleau de papier toilette.

Katherine n'aimait pas se considérer comme quelqu'un de triste. Le terme avait une connotation défaitiste. Il y manquait la flamboyance de, disons, rage on folie. Mais il lui fallait bien reconnaître que ces temps-ci, au réveil, elle était bien plus souvent triste que joyeuse. Ce qu'elle n'admettait pas, et n'admettrait jamais, c'est que cela eût le moindre rapport avec Daniel.
Ce n'était pas chaque matin la tristesse, mais, autant le dire, plus souvent que dans l'idéal. Le pire, c'étaient les week-ends ; les jours de travail, cela variait. Rien à voir avec la météo.
Passer du temps devant la glace n'arrangeait pas les choses. Elle se préparait en quatrième vitesse, puis procédait à des ajustements progressifs. Elle ne mangeait pas bien. Il arrivait des choses à sa peau qui ne lui plaisaient pas. Ses gencives saignaient sur la brosse à dents. Elle réalisait qu'elle devenait laide à une période foncièrement inopportune. Le petit déjeuner passait souvent à l'as, remplacé par quelque cochonnerie au bureau en milieu de matinée. Elle ne pouvait pas quitter la maison sans avoir ingurgité un minimum de trois tasses de café. Récemment, elle s'était remise à fumer. Ça aidait contre la mélancolie. Elle s'essoufflait facilement mais ne toussait que les mauvais jours. À un moment donné, dans la matinée, quel que soit le jour, il fallait qu'elle prévoie du temps pour ses nausées.
Depuis deux ans, Katherine, qui avait déménagé de Londres à Norwich par erreur, était directrice de l'équipement pour une société locale de télécommunications. Son activité n'avait rien à voir avec les télécommunications mais portait plutôt sur les subtilités de la gestion du lieu de travail. Elle était payée, aimait-elle à dire, pour être obsessionnelle compulsive. Elle contrôlait l'acceptabilité ergonomique des sièges en fonction de la hauteur des bureaux et des autres stations de travail, dont elle vérifiait la double conformité aux directives de la société et aux normes nationales en matière de sécurité et de confort. Elle procédait chaque semaine à une alerte incendie et consignait les résultats. Tous les matins elle inspectait le bâtiment pour s'assurer du respect des règles d'hygiène, de présentation et de sûreté. Elle licenciait au moins un agent de service par mois. Elle était de manière générale décriée et se faisait presque constamment tancer. Elle recevait au moins un message ou un appel téléphonique par heure. Leurs sièges, leurs bureaux, la climatisation, la machine à café, le distributeur d'eau réfrigérée, l'éclairage au néon - rien n'était jamais à leur goût. Les multiples changements auxquels Katherine était obligée de procéder afin de ne pas se laisser distancer par la législation en matière de santé et de sécurité faisaient d'elle l'avocate de modifications honnies par tous. Les fumeurs devaient s'éloigner davantage du bâtiment. Les pauses devaient être renégociées. Son poste ne permettait aucune flexibilité, si bien qu'elle était fréquemment perçue comme une femme dépourvue d'humour et rigide. Meilleure elle était dans l'exercice de ses fonctions, plus les gens la détestaient. De l'avis général, elle excellait dans son travail.
Hormis l'évidente majorité de ses collègues qui ne pouvaient pas la supporter, il existait un groupe scissionniste composé des hommes qui voulaient la baiser. Ils représentaient pour Katherine une sorte de territoire contesté. Certains d'entre eux voulaient la baiser parce qu'ils l'aimaient bien, et d'autres parce qu'ils ne pouvaient pas la voir. Ce qui convenait relativement à Katherine. Parfois elle se tapait des hommes parce qu'elle se sentait bien dans sa peau, et parfois parce qu'elle se détestait. Le truc consistait à trouver l'homme correspondant à l'humeur du moment, parce que baiser avec un type qui vous détestait durant un des rares moments où vous étiez plutôt bien dans votre peau était éminemment contre-productif, et c'était écœurant de se taper un homme plus ou moins amoureux lorsque vous étiez au summum de la détestation de vous-même.
Jusque-là, Katherine s'était tapé trois hommes de son bureau, dont un, Keith, avec qui elle baisait encore par intermittence. Les deux autres, Brian et Mike, étaient piteusement passés au second plan, parmi les costumes Marks & Spenser et les crânes dégarnis. Brian avait été le premier. Elle avait fait une entorse à sa règle « pas au bureau » pour lui et, rétrospectivement, il avait été loin d'en valoir le coup. Elle avait par la même occasion enfreint sa règle « pas d'hommes mariés » et celle concernant les hommes avec enfants. Ce qui la contrariait car cela conférait - dans son esprit à elle et, imaginait-elle, dans l'esprit des autres - à Brian une primauté historique qu'il ne méritait nullement. Le fait est que, au moment de sa vie où elle avait de manière délibérée, et avec une certaine rationalité, pris la décision de jeter par-dessus bord de nombreuses règles auxquelles elle s'était jusqu'alors pliée, Brian se trouvait justement dans les parages immédiats, et était en outre la parfaite incarnation de plusieurs de ces règles. D'où la partie de jambes en l'air qui avait eu lieu assez soudainement un mardi après-midi après qu'il l'avait raccompagnée chez elle, et qui s'était renouvelée le mois suivant, pour prendre fin quand Katherine avait commencé à se demander si certaines des règles qu'elle s'était fixées n'étaient pas, dans le fond, relativement raisonnables. Brian avait plus de cinquante ans (encore une règle, maintenant qu'elle y pensait), était gros, et traversait une crise épique. Il conduisait une Jaguar jaune et avait un fils qui s'appelait Chicane. Leur relation prit fin d'une façon tacite, chacun épargnant à l'autre la pénible corvée. Katherine cessa simplement de reconnaître son existence et le message fut reçu en silence, voire avec gratitude.
Mike était, du moins vu de l'extérieur, différent. Il avait l'âge de Katherine (trente ans, avec une marge de manœuvre, selon son humeur), était célibataire, et étonnamment bon au lit. Plus étonnant encore, Katherine constata à plusieurs reprises qu'il était capable de tenir une conversation sur presque toute la longueur lorsque cela lui chantait. Leur aventure (ce n'était pas vraiment une aventure, mais Katherine aimait à la désigner ainsi car cela ajoutait de la valeur à l'expérience et parce qu'elle s'était tapé Brian peu de temps auparavant et espérait, en secret, car elle ne l'aurait jamais admis, être dans une phase où elle avait des aventures, ce qui alors aurait pleinement légitimé le fait qu'elle couche avec Mike) dura presque deux mois. Elle se termina quand Mike apprit que Katherine avait couché avec Brian. Au plus grand agacement de Katherine, il s'avéra que Mike possédait ce qu'il nommait fièrement une boussole morale. Katherine n'en fut guère impressionnée. Pour ce qu'elle en savait, la moralité était ce à quoi les débiles s'accrochaient, faute de personnalité. Une position dont elle s'ouvrit à Mike qui essayait de s'octroyer le beau rôle dans toute cette histoire d'adultère. Il l'ignora. Il ne pouvait pas la respecter, dit-il. Katherine se souviendrait toujours de Mike s'éloignant du distributeur de boissons fraîches, secouant la tête, murmurant doucement : Pauvre Chicane... pauvre, pauvre Chicane. Voilà qui confirmait tristement qu'elle avait eu raison. Mike n'avait aucun sens moral. C'était juste un homme dont l'ego avait été meurtri et qui ne savait pas s'exprimer.
Tout cela, bien entendu, remontait maintenant à un certain temps, et il y avait eu d'autres hommes sans rapport avec le bureau durant la même période. Rien ne s'était bien passé. Katherine était de plus en plus souvent triste au réveil. Ses histoires de peau avaient commencé. Elle avait pris du poids, puis en avait perdu, puis en avait perdu davantage. Dormir était devenu un véritable problème. Une fois, au cours de congés annuels qu'elle avait posés uniquement pour ne pas perdre ses jours, et qu'elle avait passés en robe de chambre maculée de céréales à regarder, la mâchoire pendante, des nazis sur la chaîne Histoire et des carcasses de vaches flamber aux infos, elle avait avalé une poignée de cachets avant de se recroqueviller dans son lit en attendant de mourir, sauf qu'elle s'était réveillée cinq heures plus tard dans une mare de vomi, où surnageaient la plupart des cachets régurgités entiers. Elle se prit entre quat'z'yeux. Le lendemain elle s'habilla, se maquilla, se rendit à Londres et tomba sur Keith, qui proposa un café, puis de manger un morceau, puis une baise violente avec ecchymoses dans son garage, le ventre de Katherine pressé contre le métal brûlant, cliquetant, du capot de sa voiture.
« Je me rappelle une fois, commença Keith adossé à la voiture, après coup, Katherine à ses côtés, tous deux fumant une cigarette en attendant que la douleur se dissipe. Qu'est-ce que je... Eh merde, je me souviens plus. »

Certains jours, tout paraissait sordide et voué à l'échec ; ces périodes-là, étrangement, Katherine les trouvait plus romantiques que celles porteuses d'espoir. Il y avait quelque chose de voué à l'échec chez Keith en général, songeait-elle, et elle aimait ça. Il avait quarante et un ans (parce que, songeait-elle, à partir du moment où l'on avait enfreint une règle, ce n'était plus vraiment une règle, et on ne pouvait donc l'enfreindre une deuxième fois) ; dégarni au sommet et trop garni à la taille. Au travail, il arborait du lin froissé et des cravates slim. Le soir, il avait un faible pour les jeans noirs usés et les Converse en fin de vie. Il aimait les chansons pleines de sang et de noirceur : du baston à guitares qui lui tirait des grimaces et lui faisait serrer les dents comme s'il se battait contre une occlusion intestinale. Il avait la peau blême, légèrement cireuse, et des yeux gris avec un anneau blanc autour de l'iris. Katherine avait lu quelque part que cela avait des implications médicales, mais elle ne se souvenait plus desquelles et choisit donc de ne pas y faire allusion. Elle aimait l'idée que Keith soit déficient, que ses jours puissent être comptés. Elle appréciait qu'il parle ouvertement de ce qu'il appelait ses années héroïne. Elle appréciait même la façon qu'il avait de lui faire mal au lit : l'épaule en capilotade, la profonde crevasse à la cuisse gauche. Keith était différent mais, selon Katherine, d'une manière complémentaire. Il ne l'aimerait jamais, n'aimerait probablement jamais quiconque ni quoi que ce soit, et elle admirait cela chez lui. Il semblait hors de portée des préoccupations qui menaçaient au quotidien (oui, au quotidien désormais) d'engloutir Katherine. Par définition, bien sûr, cela le plaçait aussi hors de sa portée à elle, ce qu'elle appréciait également.

Elle n'habitait pas à Londres. Certains matins elle devait planter un regard dur dans la glace et se le répéter comme un mantra. Les bons jours, elle arrivait à prononcer le nom de la ville où elle habitait, mais cela lui coûtait. Elle et Daniel avaient emménagé ici ensemble, soi-disant pour son boulot à lui. Ce qui suggérait, sans que cela fût formulé, d'éventuels petits petons qui viendraient trottiner dans leur vie. Mais nul faire-part ne vint, puis ils se séparèrent, et Londres parut alors être un lieu où elle se sentirait bien seule, et maintenant elle était coincée.
Sa mère téléphonait avec une imparable régularité. Toujours pragmatique, elle estimait que la meilleure façon d'exprimer ses inquiétudes quant au bien-être de Katherine était de se montrer directe à tout moment. Cela supposait de lui demander sans cesse si ça allait, ce qui ne manquait pas de provoquer chez Katherine le sentiment que ça n'allait pas du tout.
« Est-ce que tu manges assez ? demandait sa mère de but en blanc. Manges-tu des choses saines ?
- Oui, répondait Katherine, en train de boulotter un beignet. Ce matin je me suis fait du porridge, et au déjeuner une pomme de terre au four avec du thon. Ce soir je mangerai des blancs de poulet grillés.
- Tu te moques, là? Parce que c'est déplaisant, tu sais. Et pas d'une grande maturité.
- Je suis honnête. C'est une preuve de maturité, ça?
- Cela dépend complètement, dit sa mère, de ce sur quoi porte ton honnêteté. »

Elle ne retrouvait Keith que les soirs dont ils convenaient. Ils baisaient et buvaient et parlaient rarement, ce qui allait bien à Katherine. Il lui fit cadeau d'un vibromasseur: enveloppé dans du papier cadeau, avec une étiquette en forme de cœur sur laquelle on pouvait lire « Pense à moi ». Elle en fit don, étiquette et tout, à la boutique caritative du quartier, un matin en allant au travail, enfoui au fond d'un sac en plastique rempli de livres de poche jaunis et d'un assortiment de chemises de Daniel, qu'elle avait trouvées au milieu de ses propres vêtements archivés. Elle ne le vit jamais mis en vente, et se demanda souvent ce qu'il était devenu. Elle aimait penser qu'une des vieilles bénévoles l'avait rapporté à la maison pour se soumettre à une expérience particulièrement révélatrice, à la lisière du mystique.
« Keith, dit-elle un soir, exprès bien fort, dans un restaurant bondé qu'elle avait choisi précisément parce qu'elle savait qu'il serait bondé au moment où elle poserait la question. Tu en baises combien, ces temps-ci?
-Ente comptant?
- Sans me compter.
- Trois, répondit-il calmement. Et toi?
- Quatre », mentit-elle.

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trad. Nicolas Richard
22/08/2013 349 pages 21,50 €
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