#Roman francophone

Illettré

Cécile Ladjali

Illettré raconte l'histoire de Léo, vingt ans, discret jeune homme de la cité Gagarine, porte de Saint-Ouen, qui chaque matin pointe à l'usine et s'installe devant sa presse ou son massicot. Dans le vacarme de l'atelier d'imprimerie, toute la journée défilent des lettres que Léo identifie vaguement à leur forme. Elevé par une grand-mère analphabète, qui a inconsciemment maintenu au-dessus de lui la chape de plomb de l'ignorance, il a quitté le collège à treize ans, régressé et vite oublié les rudiments appris à l'école. Puis les choses écrites lui sont devenues peu à peu de menaçantes énigmes. Désormais, sa vie d'adulte est entravée par cette tare invisible qui grippe tant ses sentiments que ses actes et l'oblige à tromper les apparences, notamment face à sa jolie voisine, Sibylle, l'infirmière venue le soigner après un accident. Réapprendre à lire ? Renouer avec les mots ? En lui et autour de lui la bonne volonté est sensible, mais la tâche est ardue et l'incapacité de Léo renvoie vite chacun à la réalité de ses manques : le ciel semble se refermer lentement devant celui que les signes fuient et que l'humanité des autres ignore. Centré sur le combat de Léo contre son illettrisme, le nouveau roman de Cécile Ladjali est un livre d'énergie et de conviction qui ouvre une voie imprévue et poétique sur ce handicap invisible, poursuivant une réflexion qui lui est chère autour des mots, de l'école, de la dignité et de l'estime de soi, impossibles sans le langage.

Par Cécile Ladjali
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

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À François Dupeyron

 

I’m a human fly and I don’t know why

I got ninety six tears in my ninety six eyes.

THE CRAMPS, Human Fly.

 

 

ILLETTRÉ

 

RUE DES MARTYRS

Maculé de petits ronds aux diamètres variables, l’asphalte est hérissé de reliquats de gomme. Les taches molles qu’ont fini par former les crachats des passants se détachent du sol de quelques millimètres. Les vestiges de chewing-gums anciens présentent une teinte anthracite, les plus récents se déclinent en une palette de verts et de roses.

Remontant la rue des Martyrs, Léo compte ces formes, et, puisque la semelle en crêpe de ses souliers est très fine, il tente de sentir le relief minuscule que ces fragments d’humanité ont imposé à la chaussée : 1. 2. 3. 4. Il organise sa pensée, anticipe les minutes qui s’égrènent comme les perles d’un chapelet invisible qui lui serrerait la gorge en même temps qu’il observe le nœud coulant du soleil fondre au-dessus des toits.

Il calcule et ainsi peut avancer à la seule grâce de cette galaxie fossile aux relents de menthe ou de fraise, parce que la vision de la femme collée au mur jaune du numéro 11 le terrifie. Cela fait un moment déjà qu’elle observe son manège derrière ses lunettes noires, arborées à la tombée du jour. Elle est très brune. Le type italien ou espagnol. Il trouve qu’elle ressemble à Giulietta Masina dans Les Nuits de Cabiria, film de Fellini qu’il a vu plusieurs fois car il aime les histoires de filles perdues. Ses cheveux bruns, ramenés en arrière à l’aide d’un bandeau à paillettes, encadrent un visage trop fardé. Sa robe parme ne va pas avec ses chaussures bleu dragée.

Il n’ose pas la regarder. Il remonte la rue jusqu’à la boîte de nuit Le Divan du Monde, où s’agglutine un groupe de touristes coréens. Beuglant des borborygmes bizarres, la horde avinée, en transe devant ce temple à fantasmes vanté par tous les guides touristiques, l’oblige à revenir sur ses pas. La prostituée s’agace. – Tu fais quoi, poussin, tu montes ou tu dégages ? Il s’abîme dans son rituel : 41.42. 43. 44. La fille se décolle du mur jaune et poursuit Léo qui a continué à descendre la rue. Ses talons claquent. Les franges de son sac à main s’agitent dans l’air du soir. Parvenue à la hauteur du garçon, elle le saisit par le bras. – J’ai froid, j’ai presque pas travaillé aujourd’hui. T’as combien ? Il sort de sa poche un billet de 50 euros. – Avec ça, on va pas aller loin. Elle lui serre le bras de plus belle. Il la suit. Le couple disparaît dans le noir de la cage d’escalier. – C’est au sixième, poussin. Ils disent qu’ils vont installer un ascenseur. Mais en attendant, on a intérêt à avoir de bonnes guiboles. Je t’ai repéré en bas tout à l’heure. T’es bizarre. Dis, jamais tu parles ? (Il compte les marches : 115. 116. 117. 118.) On y est. Entre, t’es chez toi.

L’intérieur de la chambre est plongé dans la pénombre, dont il ne sait trop si elle est due à l’arrivée du soir, à la proximité du vis-à-vis, ou encore à la terreur qui grippe tous ses sens. – Je vais m’en aller, je crois, madame. – Tu peux pas me faire ça. J’ai des comptes à rendre, moi. Et elle ôte ses lunettes de soleil pour montrer la fente de l’œil droit, qui coupe en deux l’arcade badigeonnée de pommadecicatrisante. – C’est ta première fois ? Léo, qui a renoncé à fuir, se contente de détourner le regard du spectacle de l’œil tuméfié. Il fait glisser son pied gauche sur les lattes du parquet, prenant soin de ne pas sortir du carré d’ombre formé par le petit fauteuil défoncé, oublié devant la fenêtre, qui interdit à la clarté mourante du réverbère de pénétrer dans la chambre. Constatant le manège de son client – le pied qui râpe le sol et que le pan de lumière rebute –, la fille soupire. – Vraiment, t’es bizarre. Je me sentirais mieux, si tu me parlais. – Je cause pas beaucoup. Sauf dans les cimetières. Ça j’aime bien. – En fin de compte je crois que je préférerais que tu te taises, poussin. Elle déboutonne le pantalon du garçon. – Tu m’aides à tirer sur la fermeture Éclair de ma robe ?

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06/01/2016 212 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782330057916
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