#Polar

Ils vivent la nuit

Dennis Lehane

Boston, 1926. En pleine prohibition, l'alcool coule à flots dans les speakeasies et Joe, le plus jeune fils du commissaire adjoint Thomas Coughlin, est bien décidé à se faire une place au sein de la pègre. Il commence par braquer un bar clandestin appartenant à un caïd local et, surtout, commet l'erreur de séduire sa maîtresse. La vengeance ne se fait pas attendre et Joe se retrouve derrière les barreaux. C'est là qu'un vieux parrain, Maso Pescatore, se charge de son "éducation" et que la carrière de Joe va prendre son essor. De la Floride à Cuba, Joe fait son chemin, pavé d'embûches, de luttes et de trahisons, parmi ceux qui "vivent la nuit". Mais au détour du chemin l'attend aussi une grande histoire d'amour.

Par Dennis Lehane
Chez Rivages

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Editeur

Rivages

Genre

Policiers

« Les hommes de Dieu et les hommes de guerre ont d’étranges affinités. »
Cormac MCCARTY, Méridien de sang
« Il est trop tard pour devenir quelqu’un de bien. »
Lucky LUCIANO

 

 


PREMIÈRE PARTIE
Boston
1926-1929
1

 


« A Twelve O’clock Fella in a Nine O’clock Town1 »
Quelques années plus tard, sur un remorqueur dans le golfe du Mexique, Joe Coughlin verrait ses pieds disparaître dans un bac de ciment frais. Pendant que les douze gangsters embarqués avec lui attendraient d’être assez loin en mer pour le jeter par-dessus bord, il laisserait son regard se perdre dans les flots écumeux à la poupe tout en écoutant le moteur ahaner. Il lui viendrait alors à l’esprit que presque tout ce qui s’était produit de notable dans sa vie – en bien comme en mal – avait été mis en branle ce matin-là, lorsqu’il avait croisé pour la première fois la route d’Emma Gould.
Il l’avait rencontrée peu après l’aube en ce jour de 1926, quand, avec les frères Bartolo, il avait dévalisé le tripot situé au fond de l’un des bars clandestins d’Albert White dans South Boston. Avant d’y entrer, ni lui ni ses deux acolytes ne se doutaient que l’établissement appartenait à Albert White ; s’ils l’avaient su, ils auraient eu tôt fait de battre en retraite avant de filer chacun dans une direction différente pour mieux brouiller les pistes.
En l’occurrence, les trois complices dévalèrent l’escalier de service puis traversèrent sans encombre le bar vide qui, avec le casino attenant, occupait l’arrière d’un entrepôt de meubles situé sur le front de mer. Le patron de Joe, Tim Hickey, lui avait assuré que l’endroit avait été racheté par une poignée de Grecs inoffensifs arrivés récemment du Maryland, mais, lorsque le trio pénétra dans l’arrière-salle, ce fut pour découvrir cinq joueurs en pleine partie de poker. De lourds verres en cristal remplis d’alcool canadien ambré étaient placés près d’eux, une épaisse chape de fumée grise stagnait au-dessus de leurs têtes et des liasses de billets s’entassaient au milieu de la table.
Aucun des hommes présents n’avait l’air grec. Ni inoffensif. Tous avaient suspendu la veste de leur costume au dossier de leur chaise, révélant les armes qu’ils portaient sur la hanche. Lorsque Joe, Dion et Paolo entrèrent, pistolet au poing, les joueurs ne firent pas mine de dégainer ; pour autant, Joe vit bien que deux ou trois y songeaient sérieusement.
Une femme apportait les boissons à la table. Elle posa tranquillement son plateau, récupéra sa cigarette qui se consumait dans un cendrier, en tira une longue bouffée et parut sur le point de bâiller malgré les trois canons braqués sur elle. Comme si elle s’apprêtait à réclamer un numéro plus impressionnant en guise de bis.
Joe et les frères Bartolo avaient incliné leurs chapeaux de façon à dissimuler leurs yeux, et un foulard noir leur recouvrait le bas du visage – une précaution dont ils ne pouvaient que se féliciter, car, si l’un des membres de cette assistance choisie les identifiait, il ne leur resterait tout au plus qu’une demi-journée à vivre.
« Une promenade de santé, avait affirmé Tim Hickey. Vous leur tombez dessus à l’aube, quand il n’y a plus que deux ou trois couillons dans la salle des comptes. »
Et pas cinq malfrats armés jusqu’aux dents en train de jouer au poker.
– Vous savez à qui appartient ce bar ? questionna l’un d’eux.
Si Joe ne l’avait jamais vu, il connaissait en revanche l’homme assis à côté de lui : Brendan Loomis, dit Brenny, ancien boxeur et membre du gang d’Albert White, le plus sérieux rival de Tim Hickey sur le marché de la contrebande d’alcool. Le bruit courait depuis quelque temps que White avait commencé à constituer des stocks de mitraillettes Thompson en vue d’une guerre imminente. Du coup, un seul mot d’ordre circulait : Choisissez un camp ou une pierre tombale.
– Contentez-vous de faire ce qu’on vous dit, et tout le monde s’en sortira sans une égratignure, répliqua Joe.
Le voisin de Loomis ne se laissa pas démonter.
– Je t’ai demandé si tu savais chez qui t’avais mis les pieds, tête de con.
Dion Bartolo le réduisit au silence d’un coup de crosse en travers de la bouche, frappant suffisamment fort pour lui fendre la lèvre et le renverser de sa chaise, amenant tous les autres à se réjouir de ne pas être à sa place.
– Tout le monde à genoux, sauf la fille, ordonna Joe. Mains sur la tête, doigts croisés.
Brenny Loomis le regarda droit dans les yeux.
– J’appellerai ta mère quand t’auras fini, mon gars. Histoire de l’aider à choisir un beau costard pour ton enterrement.
On disait de Loomis, ancien boxeur au Mechanics Hall et partenaire d’entraînement de Mean Mo Mullins, qu’il avait des boules de billard dans les poings. Il tuait pour le compte d’Albert White, mais pas seulement dans le but d’assurer sa subsistance quotidienne : il voulait qu’Albert sache, au cas où le poste évoluerait vers un emploi à temps plein, qu’il avait l’ancienneté pour lui.
Joe n’avait encore jamais éprouvé une peur semblable à celle inspirée par ce qu’il lisait dans les petits yeux bruns de Loomis. Il n’en pointa pas moins son arme vers le sol pour l’inciter à obéir, et il fut surpris de ne pas voir son bras trembler. Cette fois, Brendan Loomis plaça ses mains sur sa tête et s’agenouilla. Ses comparses l’imitèrent.
– Par ici, mademoiselle, dit Joe à la fille. Ne vous inquiétez pas, on ne vous fera pas de mal.
Elle écrasa sa cigarette, puis le considéra d’un air pensif, comme si elle songeait à en allumer une autre ou peut-être à se resservir un verre. Quand elle se résolut enfin à avancer, Joe lui donna à peu près son âge, soit une vingtaine d’années. Elle avait des yeux couleur de ciel hivernal et le teint si pâle qu’on avait l’impression de voir à travers.
Il la regarda approcher tandis que les frères Bartolo soulageaient les joueurs de leurs armes et les lançaient sur la table de black-jack proche, où elles atterrirent en produisant des claquements secs. La fille ne cilla même pas. Une lueur farouche brillait dans ses prunelles grises.
Elle marcha droit sur le pistolet de Joe et demanda :
– Et qu’est-ce que monsieur prendra avec son cambriolage, ce matin ?
En guise de réponse, il lui tendit l’un des deux sacs de toile qu’il avait apportés.
– L’argent qui est sur la table, s’il vous plaît.
– Tout de suite, monsieur.
Alors qu’elle s’exécutait, Joe prit dans l’autre sac une paire de menottes qu’il expédia à Paolo. Celui-ci se pencha vers le premier joueur et lui emprisonna les poignets dans le dos, avant de passer au suivant.
La fille rafla le pot au centre de la table – des billets, mais aussi des montres et des bijoux, remarqua Joe –, puis rassembla les mises de chacun. Paolo, qui dans l’intervalle avait menotté tous les joueurs, entreprit de les bâillonner.
Joe examina la pièce. La roulette se trouvait derrière lui, les tables de crap étaient rassemblées contre la cloison sous l’escalier. Il dénombra également trois tables de black-jack et une de baccara. Six machines à sous s’alignaient contre le mur du fond. Une table basse sur laquelle étaient placés une dizaine de téléphones faisait office de service de transmission des résultats en temps réel, et sur le tableau derrière figurait la liste des chevaux inscrits dans la douzième course la veille au soir, à Readville. Il n’y avait qu’une porte en plus de celle par laquelle ils étaient entrés ; la lettre T pour « Toilettes » y était inscrite à la craie, ce qui n’était guère surprenant dans la mesure où boire et pisser allaient en général de pair.
Sauf qu’en traversant le bar, Joe avait déjà vu deux W.-C., ce qui paraissait amplement suffisant. Et que cette porte-là était fermée par un cadenas.
Il reporta son attention sur Brenny Loomis qui, étendu par terre et bâillonné, le regardait attentivement, comme s’il pouvait voir les rouages se mettre en branle dans sa tête. De son côté, Joe avait aussi l’impression de voir s’activer ceux de Loomis. Et il eut la confirmation de ce qu’il soupçonnait depuis qu’il avait vu le cadenas : les toilettes n’en étaient pas.
C’était la salle des comptes.
La salle des comptes d’Albert White.
Et, à en juger par l’afflux de clients dans les casinos de Tim Hickey les deux jours précédents – le premier week-end d’octobre où il faisait froid –, il devait y avoir une véritable fortune derrière cette porte.
La fortune d’Albert White.
La fille le rejoignit, apportant le sac plein.
– Votre dessert, monsieur, ironisa-t-elle en le lui tendant.
L’intensité de son expression le dérouta. Elle ne se contentait pas de le dévisager, elle le transperçait littéralement du regard, au point qu’il se demanda si elle parvenait à distinguer ses traits sous le foulard et le chapeau incliné. Un matin, en sortant acheter des cigarettes, il passerait à côté d’elle et l’entendrait crier : « C’est lui ! » Il n’aurait même pas le temps de ciller qu’une pluie de balles lui trouerait la peau.
Il prit le sac puis agita les menottes qui se balançaient sur son index.
– Tournez-vous.
– Bien sûr, monsieur. Tout de suite, monsieur.
Elle s’exécuta sans se presser, ramena les bras derrière son dos et croisa les mains sur ses reins, le bout de ses doigts effleurant ses fesses, et Joe dut fournir un gros effort pour se ressaisir, conscient que ce n’était vraiment pas le moment de reluquer une paire de fesses, aussi appétissante fût-elle.
Il lui referma le premier bracelet autour du poignet.
– Je vais faire doucement.
– Oh, ne vous gênez pas pour moi, répliqua-t-elle en lui jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Tâchez juste de ne pas laisser de marques.
C’était une coriace, aucun doute.
– Vous vous appelez comment ?
– Emma Gould. Et vous ?
– Recherché.
– Par les filles, ou juste par les flics ?
Incapable de s’occuper d’elle et de surveiller la pièce en même temps, Joe la fit pivoter vers lui et sortit de sa poche un bâillon – une des paires de chaussettes d’homme que Paolo Bartolo avait fauchées au Woolworth où il travaillait.
– Vous avez vraiment l’intention de me fourrer une chaussette dans la bouche ?
– Oui.
– Une chaussette, donc. Dans ma bouche.
– Neuve, la chaussette. Juré.
Elle arqua un sourcil de la même nuance vieil or que ses cheveux. Il avait l’air aussi doux et lustré que le pelage d’une hermine.
– Je ne vous mentirais pas, affirma Joe, qui, en cet instant, le pensait sincèrement.
– C’est ce que disent en général les menteurs.
Elle écarta les lèvres tel un enfant résigné à avaler une cuillerée d’huile de foie de morue, et Joe songea à répliquer, mais les mots ne lui vinrent pas. Il envisagea alors de lui poser une question, juste pour entendre encore une fois le son de sa voix, et dut y renoncer pour la même raison.
Ses yeux s’arrondirent légèrement quand il lui enfonça la chaussette dans la bouche. Elle essaya ensuite de la recracher – un réflexe chez la plupart des gens qu’on bâillonnait –, et secoua vigoureusement la tête en le voyant brandir une cordelette. Ayant anticipé sa réaction, Joe lui passa prestement le lien autour de la tête. Au moment où il faisait un nœud derrière, Emma Gould le regarda comme si, après s’être comporté jusque-là de façon parfaitement honorable – un vrai plaisir, même –, il venait de tout gâcher par cette initiative déplacée.
– Y a cinquante pour cent de soie, dit-il.
Le sourcil d’Emma Gould s’éleva de nouveau.
– Dans la chaussette, précisa-t-il. Allez rejoindre vos amis.
Docilement, elle s’agenouilla près de Brendan Loomis, qui n’avait pas cessé d’observer Joe. À aucun moment.
Le sachant, Joe contempla ostensiblement la porte de la salle des comptes, en particulier le cadenas sur la serrure, avant de se concentrer de nouveau sur lui. Loomis, attendant sans doute de voir quelle serait l’étape suivante, lui opposa un regard neutre.
Sans le quitter des yeux, Joe déclara :
– On y va, les gars. On n’a plus rien à faire ici.
Loomis cilla une fois, une seule, lentement. Joe décida d’interpréter ce signe comme une proposition de trêve – ou du moins comme un premier pas dans ce sens – et détala sans demander son reste.
Une fois remontés en voiture, les trois complices longèrent le front de mer. Dans le ciel au-dessus d’eux, d’un bleu lumineux strié de traînées jaune vif, les mouettes tournoyaient en piaillant. Le godet d’une grue sur ponton se balança vers le quai, puis repartit vers l’arrière en émettant un grincement strident au moment où Paolo roulait sur son ombre. Dockers, débardeurs et chauffeurs de camion fumaient dans la fraîcheur du petit matin. Quelques-uns lançaient des cailloux aux mouettes.
Lorsque Joe baissa sa vitre, une bouffée d’air froid lui fouetta le visage et lui piqua les yeux. Des relents de poisson et d’essence se mêlaient à la senteur d’iode portée par la brise.
De la banquette arrière, Dion Bartolo lança :
– Quand je pense que t’as demandé à cette poupée comment elle s’appelait !
– Je faisais la conversation, c’est tout, se défendit Joe.
– Ah ouais ? Tu l’as menottée comme si t’épinglais une broche à son corsage pour l’inviter à danser au bal de la promo !
Joe passa la tête dehors durant quelques secondes, inspirant à fond la puanteur matinale. Paolo quitta les docks pour se diriger vers Broadway, poussant facilement la Nash Roadster jusqu’à quarante-cinq kilomètres/heure.
– Je l’ai déjà vue, déclara Paolo.
– Où ? demanda Joe en rentrant la tête.
– Je sais pas. Mais je l’ai déjà vue, j’en suis sûr. (Paolo vira brusquement pour s’engager dans Broadway, ballottant ses passagers.) Pourquoi tu lui écrirais pas un poème ?
– Ben voyons, marmonna Joe. Pourquoi tu ralentirais pas un peu, histoire de pas donner l’impression qu’on prend la fuite après avoir fait une connerie ?
Dion se tourna vers lui et posa un bras sur le dossier du siège.
– Le frangin, là, il en a écrit un pour une nana, un jour.
– C’est vrai ?
Paolo chercha le regard de Joe dans le rétroviseur puis hocha la tête d’un air solennel.
– Et alors ? Qu’est-ce que ça a donné ?
– Rien, répondit Dion. Elle savait pas lire.
Alors qu’ils roulaient vers le sud en direction de Dorchester, ils se retrouvèrent coincés dans un embouteillage provoqué par un cheval tombé raide mort aux abords d’Andrew Square. Les voitures devaient le contourner, ainsi que la carriole du livreur de glace renversée derrière lui. Des fragments d’eau gelée scintillaient dans les interstices des pavés, pareils à des copeaux métalliques, et le livreur furieux bourrait la carcasse de coups de pied dans les côtes. Joe pensait toujours à la fille – à ses mains à la fois sèches et douces, menues et teintées de rose à la naissance des paumes, aux veines violettes sillonnant ses poignets. Elle avait un grain de beauté derrière l’oreille droite, mais rien derrière la gauche.
Les frères Bartolo habitaient Dorchester Avenue, au-dessus d’une boucherie et d’une cordonnerie. Le boucher et le cordonnier, qui avaient épousé des sœurs, se vouaient mutuellement une haine à peine moins féroce que celle qu’ils vouaient à leurs femmes respectives. Ce qui ne les empêchait pas de tenir ensemble un tripot dans leur sous-sol commun. Le soir, des clients venus des seize paroisses de Dorchester, ou même de celles plus éloignées de la côte nord, se rassemblaient dans cet endroit baptisé le Shoelace, le « lacet » – au grand dam du boucher, qui en avait perdu tous ses cheveux –, pour savourer le meilleur alcool servi au sud de Montréal et écouter une chanteuse nègre nommée Delilah Deluth pleurer les amours perdues. Les frères Bartolo y étaient pratiquement tous les jours ; si Joe ne voyait aucune objection à une telle assiduité, il lui paraissait cependant peu judicieux de loger juste au-dessus de l’établissement : dans l’hypothèse hautement improbable où une poignée de flics ou d’agents du Trésor honnêtes y feraient une descente, ils n’auraient qu’à enfoncer la porte des Bartolo pour découvrir une cache de billets, d’armes et de bijoux dont deux ritals employés respectivement dans un grand magasin et chez un épicier ne pourraient jamais expliquer la présence.
Certes, les bijoux partaient presque tout de suite chez Hymie Drago, leur receleur attitré depuis qu’ils avaient quinze ans, mais l’argent n’allait en général pas plus loin qu’un trou dans leur matelas ou qu’une table de jeu au fond du Shoelace.
Ce matin-là, Joe s’adossa à la glacière pour regarder Paolo se pencher vers leur lit et soulever le drap du dessous jauni par la sueur, révélant une des entailles que les deux frères avaient pratiquées dans le côté du matelas. Dion lui passa les liasses de billets, qu’il fourra à l’intérieur comme s’il garnissait de farce la dinde de Thanksgiving.
À vingt-trois ans, Paolo était l’aîné du trio. Dion, de deux ans son cadet, semblait pourtant plus âgé, peut-être parce qu’il était plus retors, ou peut-être parce qu’il était plus cruel. Joe, qui fêterait son vingtième anniversaire un mois plus tard, avait beau être le benjamin, il passait pour le cerveau de la bande depuis qu’il avait treize ans et que les trois compères avaient décidé d’unir leurs forces pour démolir les kiosques à journaux.
– Ça y est ! s’exclama soudain Paolo en se redressant. Je sais où je l’ai vue.
Il épousseta son pantalon tandis que Joe s’écartait de la glacière.
– Ah bon ? Où ?
Paolo indiqua le sol.
– En bas.
– Au Shoelace ?
– Tout juste. Elle y était avec Albert.
– Quel Albert ?
– Ben, le roi du Monténégro en personne ! railla Dion. Franchement, t’en connais beaucoup, toi, des Albert ?
Il n’y en avait malheureusement qu’un dans tout Boston dont on n’avait pas besoin de citer le nom de famille : Albert White, propriétaire du tripot qu’ils venaient de dévaliser.
White était un ancien héros de la guerre contre les Moros aux Philippines, et un ancien policier qui avait perdu son travail, tout comme le frère de Joe, après la grève de 1919. Aujourd’hui, il possédait le White Garage & Automotive Glass Repair (anciennement Halloran’s Tire & Automotive), le White’s Downtown Café (anciennement Halloran’s Lunch Counter) et le White’s Freight & Transcontinental Shipping (anciennement Halloran’s Trucking). Le bruit courait qu’il s’était personnellement chargé de descendre Bitsy Halloran, lequel avait été abattu de onze balles dans une cabine téléphonique en chêne à l’intérieur d’un drugstore Rexall à Egleston Square. Tous ces coups de feu tirés à bout portant avaient embrasé la cabine, et on racontait également que White en avait racheté les restes calcinés, qu’il l’avait fait remettre en état et installer dans le bureau de sa maison à Ashmont Hill pour pouvoir y passer ses appels.
– Donc, c’est la maîtresse d’Albert, conclut Joe.
Cette révélation lui faisait l’effet d’une douche froide. Il s’était déjà imaginé traverser le pays avec elle dans une voiture volée, sans se soucier du passé ni de l’avenir, fonçant jusqu’à la frontière du Mexique sous un ciel empourpré par le couchant.
– En fait, je les ai vus ensemble trois fois, précisa Paolo.
– Ah, parce que maintenant c’est trois fois ! lança Joe avec humeur.
Paolo compta sur ses doigts pour vérifier.
– Ben ouais.
– Alors qu’est-ce qu’elle fout à servir les clients dans ses cercles de jeu ?
– Où est le problème ? Elle t’a paru en âge de prendre sa retraite, peut-être ? rétorqua Paolo.
– Non, mais…
– Albert est marié, intervint Dion. Va savoir combien de temps une poule de luxe peut espérer rester à son bras…
– Tu trouves qu’elle a l’air d’une poule de luxe ? répliqua Joe.
Sans le quitter des yeux, Dion dévissa lentement le bouchon d’une bouteille de gin canadien.
– Je lui trouve rien du tout, moi ! C’est juste la fille qui nous a apporté notre fric. Je pourrais même pas te dire de quelle couleur sont ses cheveux. Ni…
– Blond foncé. Presque châtains, mais pas tout à fait.
– C’est la copine d’Albert, souligna Dion en leur servant un verre.
– J’avais compris, merci, grommela Joe.
– C’est déjà pas malin d’avoir cambriolé un de ses tripots. Alors va pas te mettre en tête de lui faucher autre chose, d’accord ?
Joe garda le silence.
– D’accord ? insista Dion.
– D’accord. (Joe tendit la main vers son verre.) Message reçu.
Elle ne mit pas les pieds au Shoelace les trois soirs suivants. Joe était bien placé pour le savoir : il y passa les trois soirées, de l’ouverture à la fermeture.
Albert White en revanche fit son apparition, vêtu d’un de ces costumes blanc cassé à rayures devenus sa marque distinctive, comme s’il se croyait en permanence à Lisbonne, ou dans une quelconque ville du Sud. Il les complétait en général par un feutre brun assorti à ses chaussures, elles-mêmes assorties aux rayures. Lorsqu’il neigeait, il portait des costumes bruns à rayures blanc cassé, un chapeau blanc cassé et des souliers bicolores, brun et blanc. Quand arrivait le mois de février, il optait pour des costumes brun foncé, des souliers d’une couleur semblable et un chapeau noir, mais Joe en venait à se dire que, ainsi habillé de clair la plus grande partie de l’année, il devait faire une cible aisément repérable la nuit – une cible facile à atteindre dans une ruelle, même à vingt mètres de distance et avec un pistolet au rabais. Et pas besoin de la lumière d’un réverbère pour voir tout ce blanc virer à l’écarlate.
Ah ! Albert…, songea Joe, assis au comptoir le troisième soir, en le suivant du regard dans la salle. Je te descendrais bien, si c’était dans mes cordes…
Le problème, c’était qu’Albert White ne fréquentait pas beaucoup les ruelles, et que si d’aventure il s’y risquait c’était toujours en compagnie de quatre gardes du corps. En admettant qu’on puisse déjouer leur surveillance pour abattre leur patron – et Joe, qui n’avait jamais tué personne, se demanda comment il en était arrivé à envisager de trucider Albert White –, sa mort ne ferait qu’ébranler les fondations de l’empire commercial qu’il avait bâti avec ses associés, lesquels incluaient des membres de la police, les Italiens, les Juifs de Mattapan et des hommes d’affaires à la tête d’entreprises parfaitement légales, entre autres des banquiers et des investisseurs ayant des intérêts dans le sucre de canne à Cuba ou en Floride. Par conséquent, donner un coup de pied dans la fourmilière économique au cœur d’une si petite ville reviendrait à se livrer soi-même en pâture aux fauves.
White ne le regarda qu’une fois, mais d’une manière telle que Joe pensa aussitôt : Il sait tout. Il sait que je l’ai dévalisé, et que je veux sa petite amie. Il sait.
Pourtant, White se contenta de dire :
– T’as du feu ?
Joe craqua une allumette sur le comptoir et lui alluma sa cigarette.
Quand White souffla sur la flamme pour l’éteindre, il lui envoya en même temps un nuage de fumée à la figure.
– Merci, gamin, dit-il avant de se détourner, le teint aussi blanc que son costume, les lèvres aussi rouges que le sang pompé par son cœur.
Le quatrième jour après le hold-up, Joe misa sur son intuition et retourna à l’entrepôt de meubles. Il faillit la manquer ; apparemment, les secrétaires terminaient leur service en même temps que les ouvriers, et elles n’étaient qu’une poignée perdues au milieu d’un flot de manutentionnaires et de débardeurs. Les hommes en veste crasseuse, crochet de docker sur l’épaule, parlaient fort en tournant autour d’elles, sifflotaient et racontaient des blagues qui ne faisaient rire qu’eux. Les femmes devaient néanmoins avoir l’habitude, car il ne leur fallut pas longtemps pour s’extraire du groupe. Certains les suivirent, d’autres s’attardèrent sur place, et quelques-uns s’écartèrent pour se diriger vers le secret le plus mal gardé des docks : un houseboat qui servait de l’alcool depuis le premier lever de soleil sur Boston à l’ère de la prohibition.
Les femmes avançaient en rangs serrés sur le quai, et ce fut seulement quand l’une d’elles, qui avait les cheveux de la même nuance blond foncé, s’arrêta pour rajuster son talon, que Joe aperçut le visage d’Emma Gould dans la foule.
Lorsqu’elles eurent parcouru une cinquantaine de mètres, il quitta son poste d’observation près du quai de déchargement de la compagnie Gillette pour leur emboîter le pas. Il se répéta que c’était la maîtresse d’Albert White, qu’il avait perdu la tête, qu’il devrait mettre un terme à cette folie. Non seulement il n’avait pas à suivre la maîtresse d’Albert White le long du front de mer à South Boston, mais il aurait déjà dû quitter l’État en attendant de savoir si on pouvait le relier au cambriolage du tripot. Tim Hickey, parti dans le Sud négocier un contrat pour le rhum, n’était pas en mesure de leur fournir d’explications sur le cafouillage qui les avait conduits à interrompre la mauvaise partie de poker, et, alors que les frères Bartolo avaient choisi de se faire oublier jusqu’à plus ample information, lui, censé pourtant être le plus malin des trois, se retrouvait à tourner autour d’Emma Gould comme un chien affamé flairant des odeurs de cuisine.
Tire-toi, tire-toi, tire-toi.
Joe savait qu’il aurait dû écouter la petite voix dans sa tête. C’était celle de la raison, ou peut-être de son ange gardien.
Sauf qu’il se fichait éperdument de son ange gardien pour le moment. Il s’intéressait uniquement à elle.
Les femmes devant lui se dispersèrent au niveau de Broadway Station. La plupart s’avancèrent vers un banc du côté du tramway tandis qu’Emma s’engouffrait dans la station. Joe la laissa prendre une longueur d’avance, puis franchit à son tour les tourniquets, descendit encore quelques marches et monta dans une rame en direction du nord. La voiture, dans laquelle régnait une chaleur étouffante, était bondée, mais il parvint à ne pas quitter Emma des yeux – une chance, car elle descendit seulement un arrêt plus loin, à South Station.
South Station était une gare de correspondance où convergeaient trois lignes de métro souterrain, deux lignes de métro aérien, une ligne de tramway, deux lignes de bus et une de chemin de fer. À peine Joe avait-il posé un pied sur le quai qu’il eut l’impression d’être une boule de billard au moment de la casse : il fut ballotté dans tous les sens, immobilisé, balloté de nouveau, tant et si bien qu’il finit par perdre la jeune femme de vue. Il n’était pas aussi grand que ses frères, dont l’un était carrément immense, mais Dieu merci il n’était pas petit non plus – juste de taille moyenne. Il se haussa sur la pointe des pieds afin de se frayer un passage à travers la foule. Si cette tactique ralentit sa progression, elle lui permit néanmoins de repérer la chevelure familière couleur caramel près du tunnel d’accès à la ligne de métro aérien d’Atlantic Avenue.
Il atteignit la plateforme au moment où une rame arrivait. Il se trouvait dans la même voiture qu’Emma Gould, un peu en retrait, quand le train quitta la station pour leur révéler la ville dont les tons bleus, bruns et rouge brique s’assombrissaient au crépuscule. Dans les immeubles de bureaux, les fenêtres s’étaient teintées de jaune. Les réverbères s’allumaient rue après rue. Le port s’étendait de part et d’autre de l’horizon urbain. Comme Emma Gould s’était appuyée contre la vitre, Joe voyait le panorama se déployer derrière elle. De son côté, elle balayait d’un regard inexpressif la foule des passagers dans la voiture ; s’ils ne se posaient sur rien, ses yeux n’en étaient pas moins emplis de méfiance – des yeux incroyablement clairs, plus clairs encore que son teint, couleur d’un gin bien frappé. Sa mâchoire et son nez étaient légèrement pointus, parsemés de taches de son. Rien dans son attitude n’invitait à l’aborder. Elle semblait murée derrière son visage à la fois magnifique et fermé.
« Et qu’est-ce que monsieur prendra avec son cambriolage, ce matin ? »
« Tâchez juste de ne pas laisser de marques. »
« C’est ce que disent en général les menteurs. »
Quand ils traversèrent Batterymarch Station en direction du North End, Joe contempla en contrebas le ghetto grouillant d’Italiens – des Italiens partout, avec leurs dialectes, leurs coutumes et leur cuisine –, et ne put s’empêcher de penser à son frère aîné, Danny, le flic irlandais qui aimait tellement ce ghetto qu’il avait choisi d’y vivre et d’y travailler. Danny était sans doute l’homme le plus grand que Joe eût jamais vu. Il avait été un sacré bon boxeur, doublé d’un sacré bon flic ; la peur n’avait pratiquement pas de prise sur lui. Organisateur et vice-président du syndicat de la police, il avait cependant connu le même sort que tous ses collègues qui s’étaient mobilisés pour faire grève en septembre 1919 : il avait été mis à pied sans espoir d’être réintégré et s’était vu refuser l’accès à tous les emplois proposés dans les postes de police de la côte est. Ça l’avait brisé – du moins, à ce qu’on disait. Avec Nora, sa femme, il était parti vivre dans le quartier nègre de la ville de Tulsa, en Oklahoma, incendié cinq ans plus tôt lors d’une terrible émeute. Depuis, la famille de Joe n’avait entendu que des rumeurs à leur sujet, selon lesquelles ils seraient à Austin, à Baltimore ou encore à Philadelphie.
Tout gosse, Joe adorait son frère. Puis il en était venu à le détester. Aujourd’hui, la plupart du temps, il ne pensait même plus à lui. Lorsqu’il le faisait, il devait bien avouer que son rire lui manquait.
À l’autre bout de la voiture, Emma Gould lança « Excusez-moi, excusez-moi » en s’avançant vers les portes. Par la vitre, Joe constata qu’ils approchaient de City Square, à Charlestown.
Charlestown… Pas étonnant que la vue d’une arme braquée sur elle l’eût laissée de marbre. À Charlestown, les hommes apportaient leur calibre 38 à la table du dîner et se servaient du canon pour remuer le sucre dans leur café.
Il la suivit jusqu’à une maison d’un étage tout au bout d’Union Street. Juste avant de l’atteindre, Emma Gould prit à droite pour s’engager dans une allée latérale. Lorsque Joe déboucha à son tour derrière la bâtisse, la jeune femme n’était plus visible nulle part. Il scruta l’étendue de la ruelle où il se trouvait, bordée de part et d’autre d’habitations identiques – pour la plupart, des taudis plus longs que larges, aux encadrements de fenêtres pourris et à la toiture colmatée au goudron. Emma Gould aurait pu entrer dans n’importe laquelle, mais, comme elle avait bifurqué dans la dernière allée perpendiculaire à la rue, Joe supposa qu’elle s’était dirigée droit vers celle à la façade gris-bleu en face de lui, dont la descente de cave en bois était fermée par des battants métalliques.
Un portail la jouxtait. Il était fermé à clé, aussi Joe posa-t-il ses deux mains au sommet pour se hisser à la force des bras et jeter un œil à ce qu’il y avait derrière : une autre allée, encore plus étroite que celle où il était, et vide à l’exception de quelques poubelles. Il se laissa glisser sur le sol et fouilla sa poche en quête d’une des épingles à cheveux dont il ne se séparait presque jamais.
Trente secondes plus tard, il avait franchi le portail et se tenait aux aguets.
Il n’eut pas à attendre longtemps ; à l’heure de la sortie des usines, le contraire eût été étonnant. Des pas se firent bientôt entendre – ceux de deux hommes discutant de l’aéroplane qui venait de disparaître en pleine traversée de l’Atlantique. On n’avait retrouvé aucune trace du pilote, un Anglais, ni de l’épave ; l’appareil s’était littéralement volatilisé. L’un des deux individus frappa au battant de la descente de cave, patienta un instant et dit :
– Forgeron.
Le battant s’écarta en grinçant, avant d’être refermé et de nouveau verrouillé.
Joe patienta encore cinq minutes, montre en main, puis sortit de son refuge et alla toquer à son tour.
– Ouais ? grogna une voix étouffée.
– Forgeron.
Un claquement résonna quand le verrou de l’autre côté coulissa, et Joe souleva le battant pour s’engager dans une petite cage d’escalier. En descendant, il prit soin de refermer derrière lui. Au pied des marches, il s’immobilisa devant une seconde porte, qui s’ouvrit au moment où il tendait la main vers la poignée. Un vieillard chauve au nez en chou-fleur et aux pommettes sillonnées de capillaires éclatés lui fit signe d’entrer, les sourcils froncés en une expression peu amène.
Joe pénétra dans un sous-sol inachevé, au sol de terre battue. Au milieu s’élevait un bar en bois, entouré de tonneaux en guise de tables et de chaises en pin premier prix.
Une fois installé au comptoir, à l’extrémité la plus proche de la porte, Joe passa commande à une femme obèse dont les gros bras flasques ressemblaient à des ventres mous. Elle lui servit une chope de bière tiède qui sentait plus le savon et la sciure que le houblon ou l’alcool. Il eut beau scruter la pénombre de la salle à la recherche d’Emma Gould, il ne vit que des dockers, deux ou trois marins et une poignée de prostituées. Il y avait un piano contre le mur de brique sous l’escalier, mais pas de pianiste devant, et Joe remarqua quelques touches cassées sur le clavier. Ce n’était manifestement pas le genre d’endroit qui offrait beaucoup de divertissements à sa clientèle en dehors des rixes de bar – comme celle qui ne manquerait pas d’éclater entre les marins et les dockers quand ils se rendraient compte qu’ils étaient deux de trop par rapport aux filles.
Elle apparut soudain dans l’encadrement de la porte derrière le comptoir, nouant un foulard sur sa nuque. Elle avait troqué son corsage et sa jupe contre un pull marin blanc cassé et un pantalon de tweed marron. Elle s’avança dans la pièce pour vider les cendriers et essuyer les tables, tandis que la femme qui avait servi Joe ôtait son tablier puis quittait le bar.
Arrivée à la hauteur de Joe, Emma Gould jeta un coup d’œil à sa chope presque vide.
– Vous en voulez une autre ?
– Volontiers.
Elle le dévisagea quelques secondes d’un air contrarié.
– Qui vous a parlé de cet endroit ?
– Dinny Cooper.
– Connais pas.
Moi non plus, songea Joe en se demandant où il était allé pêcher un nom aussi stupide. Dinny ? Pourquoi pas « Lunch », tant qu’il y était ?
– Il est d’Everett.
Elle essuya le comptoir devant lui, sans toucher à la chope.
– Ah oui ?
– Oui. On a bossé ensemble sur les berges de la Mystic, la semaine dernière. Côté Chelsea. Vous savez, pour des opérations de dragage…
Elle fit non de la tête.
– Bref, tout ça pour dire que Dinny m’a montré l’autre rive en me parlant de ce bar. D’après lui, la bière valait le détour.
– Pour le coup, je suis sûre que vous me racontez des craques.
– Pourquoi ? Y a un problème avec la bière ?
Emma Gould le considéra aussi attentivement qu’elle l’avait fait devant la salle des comptes, comme si elle pouvait voir en lui – jusqu’aux méandres de ses intestins, jusqu’au rose de ses poumons, jusqu’aux pensées qui voyageaient dans les replis de son cerveau.
– Bah, y a pire, se crut-il obligé d’ajouter en levant sa chope. Un jour, on m’en a servi une, eh bien, je vous jure qu’elle…
– Vous êtes un sacré baratineur, l’interrompit-elle. Pas vrai ?
Joe décida de changer de stratégie, d’opter pour l’indignation résignée.
– Je ne vous mens pas, mademoiselle. Mais je peux m’en aller, si vous voulez. Tenez, je m’en vais. (Il se leva.) Combien je vous dois ?
– Vingt cents.
Il plaça les deux pièces de dix dans la main qu’elle lui tendait.
– Je ne vous crois pas, déclara-t-elle en les fourrant dans la poche de son pantalon d’homme.
– Pardon ?
– Vous n’allez pas partir. Vous avez dit ça pour que je vous prenne au mot et que je vous demande de rester.
– Pas du tout. (Il enfila son manteau.) D’ailleurs, je suis sur le départ.
Elle se pencha par-dessus le comptoir.
– Venez là.
Joe inclina la tête.
– Plus près, insista-t-elle en agitant vers lui son index replié.
Après avoir écarté deux tabourets, il se rapprocha du comptoir.
– Vous voyez ces gars, là-bas dans le coin, assis autour du tonneau de pommes ?
Il n’eut même pas besoin de se retourner pour savoir de qui elle parlait ; il les avait repérés à la seconde même où il était entré : trois hommes – des dockers, à en juger par leurs épaules aussi impressionnantes qu’une mâture, leurs paluches d’ours et leur regard farouche.
– Je les ai vus, oui.
– Ce sont mes cousins. Vous avez dû remarquer qu’on avait un air de famille ?
– Ça ne m’a pas frappé, je dois dire.
Elle haussa les épaules.
– Qu’est-ce qu’ils font comme boulot, à votre avis ?
Leurs visages étaient si proches qu’il leur aurait suffi de tirer la langue pour se toucher.
– Aucune idée.
– Quand ils croisent des types dans votre genre, qui inventent des salades sur des nommés Dinny, ils les tabassent à mort. (Elle avança légèrement les coudes, réduisant encore la distance entre eux.) Et après, ils les balancent dans la rivière.
Joe dut résister à une furieuse envie de se gratter le cuir chevelu et le haut des oreilles.
– Drôle de boulot.
– C’est toujours mieux que de débarquer en pleine partie de poker pour rafler la mise !
Durant quelques secondes, Joe en oublia de respirer.
– Allez-y, maintenant, faites une remarque spirituelle, l’aiguillonna Emma Gould. Tenez, à propos de cette chaussette que vous m’avez fourrée dans la bouche, par exemple. J’aimerais bien entendre quelque chose d’intelligent, de bien tourné…
Joe garda le silence.
– Et, tant qu’à vous triturer les méninges, poursuivit-elle, prenez aussi en compte un autre aspect de la situation : en ce moment même, mes cousins nous surveillent. Vous voyez mon oreille, là ? Eh bien, si je tire sur le lobe, vous n’aurez même pas le temps d’atteindre l’escalier.
Il se surprit à contempler le lobe qu’elle lui avait indiqué d’un léger mouvement de ses prunelles claires. Le droit. Il ressemblait un peu à un pois chiche, en plus délicat. Joe se demanda quel goût aurait sa peau au réveil.
– Et si moi j’appuie sur la détente ? murmura-t-il en baissant les yeux vers le comptoir.
Elle suivit la direction de son regard, pour découvrir le pistolet qu’il avait placé entre eux.
– Vous ne toucherez pas à cette oreille, mademoiselle.
Les yeux d’Emma Gould délaissèrent le pistolet pour remonter lentement le long de l’avant-bras de Joe, qui sentit ses poils se dresser comme sous l’effet d’une caresse. Puis ils survolèrent son torse pour s’élever vers sa gorge et son menton. Lorsqu’elle les riva enfin aux siens, Joe s’aperçut soudain qu’ils étaient plus vifs, plus pénétrants, et animés d’une lueur resurgie du fond des âges.
– Je termine à minuit, dit-elle.
1. « Je suis un gars qui se couche à minuit dans une ville où tout ferme à neuf heures. » Titre d’une chanson sortie en 1917, composée par Harry Von Tilzer et interprétée par Byron G. Harlan. (N.d.T.)

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trad. Isabelle Maillet
07/05/2014 553 pages 9,00 €
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