Les jeux sont faits
LA TABLE EST INSTALLÉE dans une pièce sale, sans fenêtres et parfumée à l’huile de moteur. L’éclairage portatif, une lampe à LED, donne aux peaux une teinte blafarde. Par-dessus son verre de bière, Alec regarde fixement les cartes qui font de sa main la moins chanceuse qu’il ait jamais eue au tarot guerrier. Lorsqu’il joue un trois de cœur et l’atout du Chariot, l’artilleur qui lui fait face sourit largement. Le soldat pose une combinaison qui lui permet de remporter le pli. Alec vient de perdre près de cent points.
À la limite de la caserne, dans ce dépôt désaffecté reconverti en tripot clandestin, on ne joue pas pour occuper son quart, mais pour gagner de l’argent. L’artilleur ricane. C’est une armoire à glace, qui doit avoir le double de l’âge d’Alec, et qui n’a jamais pu monter les échelons parce qu’il collectionne les blâmes pour violences et toutes sortes de trafics. C’est lui l’organisateur de la soirée. Alec le connaît bien, mais ce n’est pas réciproque. Le joueur à sa droite, un militaire à la retraite, maigre comme une balle de sniper, lâche sur le plateau de quoi le mettre à sec.
Le tarot guerrier est bien plus compliqué que son cousin le tarot bourgeois. Les figures sont des généraux, les atouts, des manœuvres à combiner et les points, des bataillons. En supplément, il y a les couleurs et dix cartes d’aléas, symbolisant des contraintes liées à la météo, aux terrains et autres péripéties que même un bon tacticien ne peut prévoir à l’avance. Ou presque ! car si le genou d’Alec tremble un peu sous la table, si des gouttes de sueur se forment sur son front pour donner le change, c’est parce qu’il sait précisément ce qui compose le jeu du joueur assis à sa gauche : Beryl, sa sœur, de treize mois sa cadette. Depuis deux ans qu’ils connaissent l’existence de ce tournoi secret, elle et lui ont eu tout le temps de développer un code, fait de demi-sourires, de bruits de gorge, de mouvements imperceptibles des doigts. Dans le plan qu’ils ont mis au point, Alec doit continuer à jouer comme un pied, aidé par sa main déplorable, afin d’assécher celle des deux militaires et de ménager à Beryl une voie royale.
— Alors, gamin ? Tu te déploies ou tu bats en retraite ? l’apostrophe l’artilleur.
— Je fais ce que je veux. T’as une intempérie dans ton jeu pour me forcer à l’action ? Non. Alors je vais prendre les trois minutes auxquelles j’ai droit pour décider de ma stratégie et de ma mise.
Sans même avoir besoin de la regarder, Alec devine le rire intérieur de Beryl. La manœuvre est un peu voyante et ne va sans doute pas leur apprendre si l’artilleur possède vraiment ce genre de cartes, mais c’est bien tenté quand même. Il relance d’un maigre deux de pique sur son atout déjà en place. La Force, la meilleure carte qu’il avait et qu’il a gaspillée exprès. Beryl indique qu’elle passe son tour, l’artilleur ricane encore et lui sourit d’une façon qui met les nerfs d’Alec en pelote. Ce gros porc a le culot de la brancher ! Alec est protecteur, normal ; Beryl est sa sœur, et un électron libre. Comme aimait à le lui répéter leur grand-père, avec son manque de tact coutumier : « De vous deux, Beryl est celle qui a pris tout le caractère. Il te reste les manières de chochotte, Alec. »
Extraits
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