Je lui ai dit la vérité : ça ne m’arrangeait pas du tout, surtout en ce moment.
— Tu vois une autre solution ?
Non, je n’en voyais pas d’autre.
— On ne peut pas leur demander de faire mille bornes pour une estimation, a répété mon frère. Papa va encore insister pour prendre la voiture, je ne veux plus qu’il prenne cette bagnole, on sait où ça va finir. Je suis désolé que ça tombe sur toi, Aurèle, mais là je suis coincé.
Qu’il soit en tournage, en montage, en mixage et j’en passe, mon frère est toujours « coincé ». Par compensation, je suis supposé ne l’être jamais, disponible quoi que j’en dise. Si je lui fais rarement entendre raison à ce sujet (ni sur aucun autre), j’ai du moins appris à me défendre a minima :
— Je te rappelle que j’ai publié un roman début septembre et que je suis en pleine promo.
— Deux jours ! a grogné Cyrille. Tu arrives dimanche, tu aères un peu, tu fais la visite lundi après-midi avec le type de l’agence et tu es le soir même à Paris. Ne me dis pas qu’un aller-retour en Normandie va planter ta promo !
— Mais pourquoi tout précipiter ?
Mon frère a soupiré dans le portable. Je l’ai entendu feuilleter une revue d’un geste machinal.
— Ça fait combien de temps qu’on parle de cette vente ? a-t-il repris avec lassitude.
— Longtemps, ai-je concédé.
— Je suis venu un week-end en tout et pour tout cet été. Quant à toi, on ne t’a pas vu depuis cinq ans.
— J’ai mes raisons.
— Encore tes vieux trucs.
— C’est comme ça que tu parles de Junon ?
— Je sais, ta grande rupture à marée basse.
— Je trouve ton petit « résumé » super déplacé.
— C’est pour nous que papa et maman ont gardé la baraque ! Ni toi ni moi n’y foutons plus les pieds, alors c’est vite vu.
— Et ça tombe sur moi.
— Plus ça va aller, moins ils vont quitter Nice, a continué Cyrille imperturbable. Je les comprends.
— Je n’ai jamais dit que je ne comprenais pas, bordel ! Je trouve juste le moment très mal choisi. Et d’ailleurs pourquoi ils ne m’en parlent pas directement ?
— Maman avait peur que ça t’emmerde.
— C’est le cas. Il n’empêche, elle pourrait m’appeler.
— Bon, c’est moi qu’elle a eu en premier, et après ?
— Parce que tu réponds au téléphone, toi maintenant ?
— Oui, cette fois-là, j’ai décroché.
J’ai trente-cinq ans. Cyrille trois de plus. J’ai longtemps (et naïvement) espéré que cet écart s’estomperait avec les années, mais non : Cyrille reste et restera l’aîné et moi, celui qui se doit d’être aux ordres, a fortiori depuis que nos parents ont vendu leur pharmacie, quitté la Normandie et atteint cet âge où l’on attend légitimement de menus services de la part de ses enfants. Cyrille prend son rôle de coordinateur très à cœur, excellant dans l’art de me refiler les bâtons merdeux. De mon côté, j’estime ne plus avoir l’âge d’être traité comme un larbin corvéable à merci. Nos accrochages sont donc balisés et prévisibles : le commandeur m’intime ses ordres (n’hésitant pas à me culpabiliser lorsqu’il s’agit de prêter main-forte à nos parents), je commence par résister et m’agiter vaguement – ingrat freinant des quatre fers (question de principe) – et je finis invariablement par obtempérer.
Extraits
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