#Roman francophone

Joie

Clara Magnani

Rome, 2014, fin de l'été. Alors qu'il lisait sur sa terrasse ensoleillée, le coeur de Giangiacomo – dit Gigi – s'est arrêté. Une mort rapide, sans douleur, comme il l'avait toujours souhaitée, se souvient sa fille Elvira, appelée en urgence. Gigi venait de fêter ses soixante-dix ans. Quelques jours plus tard, sous une pile de relevés bancaires, la jeune femme tombe sur un manuscrit inachevé. Elle pense à la trame d'un film – Gigi était cinéaste –, mais, au coeur du texte, découvre une certaine Clara, une journaliste belge. Son intuition lui souffle qu'elle doit exister. Elvira comprend que le récit de Gigi correspond à sa partie d'un livre qu'ils avaient décidé d'écrire ensemble, pour se prouver leur amour. Clara y aurait répondu par sa propre version de l'histoire. S'absorbant dans les pages de Gigi, Elvira y retrouve la proximité qui la liait à lui, mais comprend aussi la matière infiniment précieuse dont était tissé son amour pour cette femme rencontrée quatre ans auparavant. Un amour de la maturité, vécu comme une nouvelle vie parallèle, qui n'enlèverait rien à leurs existences établies : Clara, elle aussi, est mariée, heureuse, mère de deux fils. Gigi écrit le bonheur des retrouvailles, dans sa maison de Sardaigne notamment, l'abandon des corps, les rires, les films des cinéastes qu'il admire, Antonioni et Rossellini, vus et revus ensemble. Clara et Gigi parlent beaucoup : elle veut tout savoir de sa vie passée, de ses années militantes, lui aime la faire rire, lui racontant d'invraisemblables anecdotes. L'histoire familiale de Gigi revient souvent dans leurs conversations, qui a marqué ses choix d'adulte. Surtout la mort de son père, tué en 1945 par des fascistes après des années de combat dans le rang des partisans. La politique est au coeur de son travail de cinéaste : sa rencontre avec Clara remonte à la sortie de son dernier film, sur Gramsci. Elle était venue à Rome pour l'interviewer. Clara écrira à son tour sa partie. Sans doute l'insistance d'Elvira, qui a retrouvé sa trace, a-telle été déterminante. Entre chagrin et révolte – Gigi n'était pas censé partir sans qu'ils aient pudiscuter ensemble de leur projet –, elle commence par imaginer ce qu'auraient été ces échanges. Des disputes de couple clandestin, l'un contestant la version de l'autre, dans un fatras d'émotions. Mais à quoi bon ? Avec qui partager un secret naguère si léger, comme s'il fallait dans la solitude expier les amours illicites ? Clara entame alors ce qu'elle appelle un diario di una mancanza, un journal d'absence – Clara s'exprime dans sa langue, en français, même si, avec Gigi, elle parlait l'italien, parfois l'anglais, dont les expressions émaillent le texte. Au fil des jours, c'est aussi à Elvira qu'elle va s'adresser. Avec pudeur, avec délicatesse, Clara évoque pour la jeune fille au seuil de sa vie sentimentale la plénitude de cet amour caché qui coexistait si bien avec sa vie au grand jour. Pure bliss, gioia, joie, avait coutume de répéter Gigi.

Par Clara Magnani
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature française

Car ce que tu veux, c’est cette vie-ci, et celle-là, et une autre – tu les veux toutes.

Et tu as bien raison.

MIGUEL DE UNAMUNO

 

 

ELVIRA

 

 

2014. UN MATIN DE SEPTEMBRE. Ensoleillé. Mon père était en train de lire lorsque son cœur s’est arrêté. Comme ça, sans prévenir. Crise cardiaque. Aucune douleur. Ni chimio, ni paralysie. Nul besoin d’aller chez les Suisses quémander une pilule euthanasiante à plus de dix mille euros. C’était exactement comme ça qu’il avait toujours voulu tirer sa révérence. Il disait : « Un bel morir tutta la vita onora. » J’étais heureuse pour lui.

C’était la fin de l’été à Rome. Il portait son kimono préféré. Couleur prune, avec trois fleurs jaunes. Il s’était affalé sur la terrasse. Devant lui, une assiette d’abricots. Suaves. Il n’en avait mangé que la moitié d’un. La femme de ménage m’a appelée, dans tous ses états. À Rome, j’étais la seule personne qu’elle connaissait. Quand je suis arrivée, le disque qu’il écoutait n’était pas terminé. Gould continuait d’enchaîner ses Variations Goldberg comme si de rien n’était. J’ai passé la main sur son visage. Il souriait. Ses yeux étaient grand ouverts. Je les ai refermés.

Un peu plus tard, la police et l’ambulance sont arrivées. Les types ont haussé les épaules. Rien de trouble. Rien à élucider. Condoléances. Ils ont dit qu’ils allaient emporter le corps pour les formalités post mortem. En regardant autour de lui, l’un d’eux a émis un petit sifflement : « Non è male questo posto… Pas mal comme endroit… »

J’ai demandé à la femme de ménage de revenir la semaine suivante. Puis je me suis assise dans le fauteuil de mon père et j’ai pleuré. Bach aussi était mélancolique. Pourquoi était-il mort maintenant ? Sa vie n’avait pas été facile au début. Il en concevait comme un vague mépris pour ceux à qui tout souriait. Il m’avait eue sur le tard. Une petite dernière qui aurait pu être sa petite-fille. Mais, à soixante-dix ans, il se sentait bizarrement plus proche des gens de vingt-cinq, ceux de ma génération, que de celle des quadras. Ces derniers ne l’intéressaient pas. « Faire du fric, un maximum de fric, le plus vite possible, sur le dos des autres : voilà leur devise », disait-il. « Vous, les plus jeunes, vous savez que le système est pourri et vous n’êtes pas dupes. C’est déjà ça. »

Giangiacomo. Gigi, comme tout le monde l’appelait, y compris ma mère Irma. J’ai repensé à l’expression de son visage à mon arrivée. Calme. Si calme. La tête posée sur la table. L’air de dormir. Il relisait un de ses livres préférés, L’Affreux Pastis de la rue des Merles, de Carlo Emilio Gadda. Le roman dont il ne pourrait jamais faire un film. « Les grands bouquins résistent à la pellicule », m’avait-il dit un jour. Je n’étais pas d’accord. « Et Visconti ? Le Guépard ? Et I Vicerè de Faenza ? » Il n’avait pas répondu. Un jour pourtant, un de ses amis avait eu avec lui le même débat. Il Gattopardo ? J’avais entendu sa réponse. Il trouvait le film un peu dolce. Je ne sais pas comment on dit ça en français, dolce : gentillet ?

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02/02/2017 175 pages 17,00 €
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