#Essais

L'art de vivre d'une femme au XVIIIe siècle. Suivi du "Discours sur le bonheur" de Madame du Châtelet

Robert Mauzi

L'histoire de la littérature, telle que l'a pratiquée Robert Mauzi, tient à la fois de la science et de l'art. Dans cet essai sur madame du Châtelet, trop souvent réduite au statut de compagne de Voltaire, R Mauzi met en valeur une femme passionnée par la vie, douée pour la philosophie comme pour les sciences, animée par l'exigence de comprendre le monde. Une vraie femme des Lumières, la seule peut-être qui incarne, en France, le cœur et l'esprit de son siècle. Sous la plume de Robert Mauzi, la connaissance du passé vibre d'une interrogation sur les sensibilités d'aujourd'hui, nos plaisirs et nos peines

Par Robert Mauzi
Chez Les Editions Desjonquères

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Genre

Critique littéraire

 

 

 

 

 

 

I

 

MADAME DU CHÂTELET

 

 

Mme du Châtelet fut très longtemps la victime d’un légendaire accablant : la description fantastique par l’abbé Leblanc des mystères de Cirey, célébrés aux bougies, derrière des volets clos, et selon des rites minutieux ; les aigres racontars de Mme Denis sur les « pompons » et la philosophie, double fascination exercée par Émilie sur Voltaire ; les lettres de Mme de Graffigny à Panpan, où nous voyons Mme du Châtelet espionnant et persécutant son ami, lui « tournant la tête avec sa géométrie », l’empêchant de faire des vers, et se changeant dans les grandes occasions en furie de théâtre ; le mot de Mme Du Deffand affirmant qu’elle avait dû apprendre la géométrie pour parvenir à comprendre ses propres Institutions de physique ; le témoignage de Longchamp sur sa façon de changer de chemise ; enfin le récit de la baronne de Staal racontant l’arrivée à Anet des amants-philosophes, pareils « à deux spectres » et « répandant une odeur de corps embaumé, qu’ils semblaient avoir apportée de leurs tombeaux », puis leur installation à grand fracas et les caprices d’Émilie essayant à tour de rôle tous les appartements et transportant dans sa chambre toutes les tables du château : « Il lui en faut de toutes les grandeurs, d’immenses pour étaler ses papiers, de solides pour soutenir son nécessaire, de plus légères pour les pompons, pour les bijoux… » Despotique, arrogante, visionnaire, furibonde, grotesque dans ses manies, piétinant tous ceux qui dépendaient d’elle tel est le portrait que suggèrent toutes les anecdotes rassemblées. Dès qu’elle fut morte, il y eut des épigrammes d’une dureté atroce : « La mort de Mme du Châtelet, lit-on dans la Correspondance littéraire, a causé beaucoup de bruit sur notre Parnasse. Cette dame, si célèbre dans les pays étrangers, avait ici plus de censeurs que de partisans ».

Les historiens de Mme du Châtelet — Desnoireterres, Hamel, Maurel— n’ont guère dépassé cette évocation pittoresque du personnage. Selon la juste remarque de M. Wade, le séjour à Cirey a surtout été considéré, par un Lanson même, comme un simple intermède amoureux. À cela s’ajoutent, il est vrai, quelques considérations sur Mme du Châtelet « savante », mais sans le moindre effort pour pénétrer les secrets de cette frénésie d’apprendre, ni pour examiner s’il n’entre pas dans cette apparente rigueur scientifique quelque irrationnel. Enfin, on n’oublie pas non plus les intrigues, la vanité sociale d’Émilie, qui, tout en confisquant son amant dans la pénombre de Cirey, sut travailler avec acharnement à le réconcilier avec les puissances.

Deux contributions plus récentes ont renouvelé la connaissance de Mme du Châtelet. Dans son remarquable ouvrage, M. Wade nous révèle qu’elle fut, en plus d’un domaine, l’inspiratrice de Voltaire et qu’elle a joué un très grand rôle dans la métamorphose du poète en philosophe : non qu’elle l’ait converti à Newton, mais elle a exploré avec lui ce courant souterrain du déisme critique, qui alimentera plus tard la philosophie combattante du patriarche de Ferney. La deuxième contribution est bien différente ; elle se réduit aux quelques pages que M. Bachelard consacre à Mme du Châtelet dans sa Psychanalyse du Feu.Tandis que M. Wade veut restituer à l’impossible, à la fantasque Émilie toute son importance intellectuelle, M. Bachelard dépiste les rêves secrets de l’imagination, qui confèrent aux hypothèses de Lady Newton sur la nature du feu une tout autre valeur que scientifique. De ces deux études conjointes se tire la conclusion que Mme du Châtelet était en même temps une piètre savante, dont la pensée demeurait imprégnée d’éléments impurs, mais profonds, et une philosophe très éclairée, que captivait ce que les mouvements d’idées contemporains offraient de plus hardi. Ainsi elle gagne doublement, en devenant plus humaine et en trouvant sa vraie dimension dans le domaine de l’esprit.

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15/10/2007 139 pages 15,20 €
Scannez le code barre 9782843211003
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