#Roman francophone

L'Aube

Eric Herson-Macarel, Elie Wiesel

Un soir d'été, le jeune résistant juif Elisha apprend qu'il est choisi pour commettre à l'aube un acte irrémédiable. Il doit tuer. Sa victime John Dawson, un officier de l'armée d'occupation britannique en Palestine, qu'il n'a jamais rencontré auparavant et que l'on retient en otage. Elisha a une nuit entière pour se préparer, pour assumer le rôle du bourreau. Et aussi pour défendre son acte vis-à-vis des morts qui, en juges ou en témoins, sont venus assister à l'exécution. L'aube devient ainsi le couronnement de la nuit au lieu d'être l'annonciatrice du jour. C'est l'heure où le bourreau et sa victime, se trouvant face à face, engagent un dialogue simple et tragique où étincelle l'aveuglante vérité de l'homme.

Par Eric Herson-Macarel, Elie Wiesel
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

A François Mauriac

 

QUELQUE PART UN ENFANT SE MIT A PLEURER. Dans la maison d’en face une femme âgée ferma les persiennes. Il faisait chaud. Les soirs d’automne sont chauds en Palestine.

Debout près de la fenêtre, je regardais le crépuscule transparent qui, en tombant sur la ville, la rendait plus immobile, plus irréelle, plus lointaine, plus silencieuse qu’elle ne l’était.

Demain je tuerai un homme, pensai-je pour la centième fois, tout en me demandant si l’enfant qui pleurait et la femme d’en face le savaient.

Je ne connaissais pas l’homme. A mes yeux, il n’avait encore ni visage ni existence bien définis. Je ne savais rien de lui. Je ne savais pas s’il se grattait le nez en mangeant, s’il parlait ou s’il se taisait en faisant l’amour, s’il aimait sa haine, s’il trompait sa femme, ou son Dieu, ou son avenir. Tout ce que je savais, c’est qu’il était anglais ; qu’il était mon ennemi. Et cela, qui ne le savait ?

— Ne te tourmente pas, dit Gad à voix basse, nous sommes en guerre.

On pouvait à peine l’entendre. Je voulais lui dire qu’il pouvait parler haut, que personne ne l’entendrait. L’enfant pleurait toujours, couvrant tout bruit. Mais je n’arrivais pas à ouvrir la bouche. Je pensais à l’homme qui mourrait demain. Demain, me suis-je dit, nous serons liés l’un à l’autre pour toute éternité, comme seuls le bourreau et sa victime peuvent l’être.

— Il fait nuit, dit Gad. Veux-tu que j’allume ?

Je hochai négativement la tête. Il ne faisait pas encore nuit, pas tout à fait. Le visage n’était pas encore là, à la fenêtre. C’est lui qui me disait toujours le moment exact où la nuit chassait le jour.

L’art de pouvoir séparer le jour de la nuit, c’est un mendiant qui me l’avait enseigné. Je l’avais rencontré, un soir d’hiver, dans la synagogue surchauffée où je venais dire mes prières. Il était grand, maigre, ténébreux. Il était vêtu (pauvrement) de noir et ses yeux puisaient leurs regards à une source qui n’était pas de ce monde.

Cela se passait au début de la guerre. J’avais douze ans. Mes parents étaient encore en vie et Dieu habitait encore notre petite ville.

— Vous êtes étranger ? demandai-je au mendiant.

— Je ne suis pas d’ici, répondit-il d’une voix qui écoute plus qu’elle ne parle.

Les mendiants, je les aimais et les craignais à la fois. Je savais qu’il faut être bon envers eux car on ne sait jamais s’ils sont de vrais mendiants. Souvent, nous dit la littérature hassidique, c’est le prophète Elie qui s’habille en mendiant pour visiter la terre et le cœur des hommes. Si on est gentil avec lui, il vous offre l’éternité. Mais le prophète Elie n’est pas le seul qui aime à se promener en mendiant. L’Ange de la Mort, lui aussi, s’amuse à vous effrayer de même façon. Avec lui l’imprudence est dangereuse : il est capable de vous prendre la vie ou l’âme.

L’étranger à la synagogue me faisait peur. Je lui demandai s’il avait faim : non, il n’avait pas faim. Avait-il besoin de quoi que ce soit ? Non, il n’avait besoin de rien. Je voulais faire quelque chose pour lui, mais je ne savais quoi.

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01/05/1960 140 pages 17,80 €
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