#Polar

L'erreur

Susi Fox

Sasha a toujours voulu un bébé. Sa grossesse se déroule à merveille, jusqu'au jour où elle se retrouve à l'hôpital pour subir une césarienne d'urgence. A son réveil, elle demande à voir son enfant. Alors qu'elle s'attend à vivre un moment magique, Sasha plonge dans un cauchemar bien réel. Le nourrisson qu'on lui amène n'est pas le sien. La jeune mère n'a aucun doute, même si personne ne la croit. Ni les infirmières qui évitent ses questions, ni son mari qui essaie de la convaincre, ni sa meilleure amie, appelée au secours. Pour tous, Sasha souffre d'un stress lié aux circonstances de la naissance. Mais ce serait oublier combien l'instinct d'une mère est profondément ancré en elle, en dépit des apparences. Si le bébé devant elle n'est pas le sien, où est passé son enfant ? Et qui a pu faire cette erreur ?

Par Susi Fox
Chez Fleuve Noir

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Auteur

Susi Fox

Genre

Policiers

À celles et ceux qui comprennent

 

 

« Au-delà du bien et du mal, il existe un champ.

C’est là que je te retrouverai. »

Rûmî

 

 

Avant

 

Je pensais que j’adorerais être mère.

Je me trompais.

Je n’aime pas ça du tout ; pas même un seul instant. Je sais que je ne suis pas douée pour ça. Ma vie telle que je la connaissais s’est terminée le jour où j’ai accouché. Être mère est la tâche la plus difficile qui m’ait jamais été donnée.

Tout cela, c’est une grosse erreur.

Je ne veux pas continuer.

Je ne peux pas continuer.

Je vais réparer ce que j’ai fait. Je vais tout réparer, pour toi et pour moi.

Et, s’il te plaît, je t’en supplie : pardonne-moi pour ce que je m’apprête à faire.

 

 

Jour 1, aube du samedi

 

Une mince bande de lumière jaune tombe sur le sol à côté du lit. Mon cerveau est plein de friture, ma langue un tampon de paille de fer dans ma bouche. Sous le drap soigneusement bordé, mes jambes ne sont que fourmillements. Du bout des pieds, je presse contre le coton et tente de me libérer.

Il est difficile d’inhaler l’air chaud, dense. La fenêtre à ma droite est hors d’atteinte. Les rideaux rayés sont tirés l’un contre l’autre, laissant seulement deviner une pâle ligne de ciel constellé d’arbres entre leurs plis. Un moniteur installé près du lit émet des bips et clignote, rouge. Des rails de protection en métal sont levés de chaque côté du matelas, de mes pieds à mon torse. Une blouse d’hôpital blanche me recouvre la poitrine.

Mark doit bien être là, à mes côtés, non ? Je me redresse sur un coude et fouille la chambre des yeux. Personne. Il n’y a pas de chaise. Pas de berceau, non plus.

Berceau. La prise de conscience me saisit. Le bébé.

J’écarte le drap et remonte la blouse jusqu’à mon cou. Une compresse épaisse est scotchée au-dessus de mon os pubien. Mon ventre est moins gonflé qu’avant, plus gélatineux. Je suis vide.

Je me laisse de nouveau aller contre le matelas, respirant avec peine. Les instants précédant mon endormissement me reviennent en un éclair : un masque sur mon visage, la pression du caoutchouc sur mes joues, l’odeur de plastique un peu rance. Les yeux précis de l’anesthésiste. Mark, qui me regardait, battant des paupières au ralenti. Puis le froid sur le dos de ma main, qui me piquait comme une ortie.

Je porte mes doigts à mes yeux. Ma vision redevient claire. Un liquide transparent coule goutte à goutte dans ma veine à travers un tuyau. Je tire sur le sparadrap fixé solidement à ma peau.

Il y a une sonnette sur la table de chevet. Je passe mon bras par-dessus le rail, renversant un gobelet d’eau par terre dans ma hâte. Le liquide fait une flaque sur le sol, formant une tache irrégulière. J’attrape le cordon du bouton d’appel et le tire sur mes genoux. J’y enfonce mes deux pouces et une sonnerie puissante résonne dans le couloir devant ma chambre. J’entends le grincement d’un chariot de repas. Un bébé qui pleure dans une autre chambre.

Mais personne ne vient.

J’appuie encore et encore sur le bouton, et j’entends la sonnerie chaque fois devant ma porte. Toujours personne pour répondre.

Une lumière rouge clignote sur le bouton. Une couleur soudain trop familière. Du sang. Est-ce que j’ai saigné hier soir ? Pourquoi ne puis-je m’en souvenir ? Et il y a un problème bien plus grave à présent. Où est mon bébé ?

« Excusez-moi. » Je crie en direction du couloir. « Il y a quelqu’un ? »

Je m’efforce de calmer ma respiration et d’examiner les lieux. Tout dans cet endroit est déstabilisant. Il y a un fil de toile d’araignée qui s’étire le long du plafond, une fissure dans le plâtre au-dessus de la plinthe à côté de la porte, une tache d’un marron terne sur le drap. Je ne devrais pas être là. Ce n’est pas le Royal, avec ses salles d’accouchement chaleureuses et ses chambres propres, aérées. Là, les sages-femmes sont attentives et prévenantes. De la musique apaisante est diffusée en sourdine dans tous les couloirs. Le Royal, c’est là que j’étais censée accoucher de notre petite fille.

Ça, c’est l’hôpital du bout de la rue, celui qui a une réputation. Celui que je tenais à éviter à tout prix dans cette ville assez grande pour que je puisse avoir le choix, assez petite pour que j’en connaisse tous les obstétriciens. En tant que médecin légiste de la région, c’est moi qui rédige les autopsies des bébés qui ne survivent pas. J’ai vu le travail de chaque spécialiste. J’en sais plus que quiconque sur tout ce qui peut mal tourner.

Une vague de nausée s’empare brusquement de moi. Ça, ce n’est pas arrivé à mon bébé. Pas après tout cela. Ce n’est pas possible. Non.

La porte s’ouvre vers l’intérieur, j’aperçois la silhouette d’une femme aux épaules larges, éclairée par les lumières du couloir derrière.

« Aidez-moi. S’il vous plaît, je dis.

— Oh, mais c’est mon travail. »

La silhouette s’avance sous les luminaires encastrés au plafond : une sage-femme en tablier bleu marine. Ursula, dit le badge épinglé à sa taille.

« Je vous présente mes excuses. Nous avons été terriblement occupés », dit-elle. Elle laisse tomber un amas de dossiers au pied de mon lit, ramasse le premier et l’examine à travers des lunettes accrochées à son cou par une fine chaînette. « Saskia Martin.

— Ce n’est pas moi. » Mon cœur bondit dans ma poitrine. « Où est mon bébé ? »

Ursula m’inspecte par-dessus la monture de ses lunettes, puis pose le dossier sur mon lit et prend le suivant. « Ah. Vous êtes Sasha Moloney ? »

Je hoche la tête, soulagée.

« L’hématome rétroplacentaire, c’est vous, alors. »

Des grumeaux bordeaux sur fond d’asphalte s’élèvent, fumants, devant mes yeux. La puanteur métallique des caillots, délogés de derrière le placenta, arrachant mon bébé à l’intérieur de mon utérus avant qu’il soit temps pour elle d’émerger. Donc le saignement a bien eu lieu, ce n’était pas seulement mon imagination.

« Oh ! là là ! Vous avez perdu beaucoup de sang. »

Je ne demande pas le volume. « Mon bébé. Dites-moi, je vous en prie ? »

Elle parcourt le dossier.

« Vous avez trente-sept ans.

— Oui, c’est ça.

— Et c’est votre premier enfant.

— Exact. »

Du couloir montent à présent les cris de bébés qui gémissent en chœur. Enfin, Ursula relève les yeux du dossier.

« Vous avez eu une césarienne en urgence à trente-cinq semaines. Votre petit garçon a été envoyé en néonat. Félicitations. »

Garçon ? Je reprends vivement mon souffle. « Je croyais que j’attendais une fille. »

Ursula tourne les pages du dossier, pose le doigt sur la page.

« Ah non, c’est un garçon. »

Il me faut un moment pour la comprendre. Pas une fille, mais un fils. C’est tout à fait inattendu. Mais il y a une petite chance que les ultrasons – et mon intuition maternelle – aient été fautifs.

« Vous êtes sûre ?

— Absolument sûre. Il y a écrit garçon, là. » Elle serre les mâchoires. « Oh…, marmonne-t-elle. Humm… »

Oh, non. N’importe quel bébé, n’importe quel sexe fera l’affaire, à condition qu’il aille bien. Je vous en prie, je vous en prie, faites que tout aille bien pour mon bébé…

Ursula se plonge dans les notes, puis m’inspecte de nouveau par la partie inférieure de ses verres à double foyer.

« Apparemment, il va bien. Les dossiers sont tellement difficiles à lire, de nos jours. Il y a tant de bébés. Et tant de mères à soigner. Nous vous emmènerons le voir dès que possible. »

Le soulagement inonde mon corps. Mon bébé est en vie. Je suis mère. Et quelque part dans cet hôpital est couché mon fils nouveau-né. Mon cœur est toujours un tambour qui bat sous mes côtes.

« Je peux le voir maintenant, s’il vous plaît ?

— Bientôt, j’espère. Nous sommes vraiment débordés. » Elle pousse un soupir théâtral. « Je suis sûre que vous comprenez. » Elle regarde de nouveau le dossier. « Vous êtes médecin, je me trompe ? »

Je me demande si elle ne serait pas en train de jouer à une espèce de jeu pervers. Mais peut-être ne sait-elle simplement pas où donner de la tête. J’ai entendu ce qui se raconte sur cet établissement : il est constamment victime de coupures budgétaires, en manque de personnel, et les médecins et les infirmières croulent sous leur charge de travail.

J’acquiesce. « Oui, enfin, médecin légiste… Mais vous pouvez me dire comment il est, au moins ? »

Une fois de plus, Ursula parcourt les notes à la hâte. « Ce n’est pas parfaitement clair d’après ces notes. » Elle referme doucement le dossier.

Je froisse le drap dans mes paumes.

« J’ai besoin de le voir. J’ai besoin de le voir immédiatement.

— Je comprends », dit Ursula, plaçant le dossier sur ma table de chevet. « Bien sûr, que vous voulez le voir. Je reviens avec une chaise roulante dès que possible.

— Mark va m’emmener. Mon mari. Où est-il ?

— Il doit être avec votre bébé. Je suis sûre que vous le verrez quand on va vous emmener là-haut. » Elle prend mon portable dans le tiroir supérieur de la table de chevet et me le tend. « Vous n’avez qu’à l’appeler. Dites-lui de venir demander une chaise roulante à l’accueil. »

Une sonnette retentit, stridente, dans une chambre voisine. Ursula fronce les sourcils et sort.

Je trouve le numéro de Mark et appuie fort le téléphone contre mon oreille. Ça sonne, mais pas de réponse. Je rappelle. Cette fois je laisse un message, d’une voix que je reconnais à peine, le suppliant de venir me chercher sur-le-champ pour m’emmener à l’étage. Je lui dis que j’ai besoin de lui. Que j’ai besoin de voir comment va le bébé.

J’ai travaillé dans des hôpitaux pendant des années. Je connais le système, ses défauts et ses manquements. A priori, je devrais me sentir plus à l’aise ici. Mais être une patiente, ce n’est pas pareil que d’être un médecin. Cette fois-ci, c’est moi qui suis observée, et non moi qui observe ; c’est moi qui suis disséquée, examinée, jugée. Je peux repérer l’incompétence en filigrane. Et, pire que tout, je sais combien l’erreur est facile.

Des infirmières gloussent dans le couloir devant ma chambre. Des gémissements étouffés de nouveau-nés se font entendre. Mon utérus semble se resserrer en moi. Je commence à récupérer les sensations dans mes jambes à mesure que les picotements se dissipent. Mes muscles se détendent à cause du reste des opiacés et je halète dans l’atmosphère chaude, collante, me répétant de rester présente, de rester consciente, que ce n’est pas le moment de dormir, mais la chambre se met à tanguer sous moi, et je sombre dans un vortex tourbillonnant tandis que les murs s’écroulent sur eux-mêmes et que la pièce se désintègre dans un fondu au noir.

 

 

Jour 1, samedi, petit déjeuner

 

Je suis réveillée par le cliquetis d’un plateau. Il y a une odeur écœurante de soufre dans la pièce, avec un soupçon d’eau de Javel. J’ouvre les yeux à grand-peine. Des œufs brouillés jaune pâle sur une tranche de pain blanc détrempé. Flanqués de bacon âcre, constellé de charbon. Une femme se tient debout au-dessus de moi. Son nom apparaît en clignotant dans mon esprit : Ursula.

Puis : Le bébé. Le petit garçon.

Mes membres se raidissent alors que je me souviens que je suis mère désormais ; que je suis seule. Et mon fils aussi. Et où est Mark ?

« S’il vous plaît… Mon bébé va bien ? »

Je n’aurais jamais dû m’endormir. C’est mon premier manquement en tant que mère. Correction : le deuxième. Le premier a été mon incapacité à le garder dans mon ventre jusqu’à quarante semaines.

« J’ai appelé la nursery pendant que vous dormiez. Il est stable. Mais il est tout petit. Je suis sûre que vous vous en doutiez. » Elle désigne ma poitrine ; mon lait n’est pas encore monté. « Ce qu’il lui faut, maintenant, c’est votre colostrum. »

Du colostrum. La première montée de lait. Elle est bourrée d’anticorps, de graisses, de nutriments vitaux. Je veux qu’il l’ait, sur-le-champ.

« Une fois qu’on aura prélevé ça, je pourrai le voir ? » Quand je le verrai, je saurai comment il va. Comment je vais, aussi.

« Ça s’est un peu calmé dans le service. Je suis sûre qu’on va pouvoir arranger une visite. Vous pourrez voir votre mari à la nursery. »

Mark. Il devrait être capable de me calmer, de m’aider à oublier les images de bébés prématurés morts qui valsent dans mon esprit, ceux que j’ai disséqués dans des autopsies au fil des années.

« Mon bébé va s’en sortir, n’est-ce pas ? » Je me rappelle son âge gestationnel. « Enfin, trente-cinq semaines, ça va, non ? »

Ursula soulève ma blouse. « Normalement, tout ira bien. » Elle place son pouce et son index de chaque côté de mon mamelon, le poussant d’abord contre ma paroi thoracique, puis l’écrasant entre ses doigts comme si elle pressait un citron. Je tressaille, mais ne dis rien.

« Vous comprenez qu’il nous faut stimuler vos seins, afin de provoquer une montée de lait ? Vous savez que les pompes à lait ne peuvent pas encore fonctionner ? »

J’acquiesce d’un hochement de tête.

« Bien, alors. » Ursula presse plus fort. « Vous avez choisi un nom pour lui ? »

L’enfant à l’échographie avait le nez retroussé, une moue boudeuse et le menton fuyant. J’étais ravie de découvrir que nous allions avoir une fille. Après tout, j’avais gardé les poupées de mon enfance, mes exemplaires de Anne… La maison aux pignons verts, et ma collection de livres d’Enid Blyton dans un carton sous notre lit, pour notre future fille. Mark était plutôt content, lui aussi, même si je savais qu’au fond de lui, il aurait préféré un fils. Il doit être aux anges, maintenant que nous avons un garçon.

« Nous avions choisi Gabrielle pour une fille. Donc Gabriel, je suppose. »

Ursula hausse les sourcils. « À votre tour d’essayer. » Elle dégage mon bras des tubes de l’intraveineuse reliés à un sachet de solution saline. Puis je pompe mon sein, enfonçant mes doigts vers mes côtes, puis les ramenant l’un contre l’autre ainsi qu’elle me l’a montré, écrasant le mamelon aussi fort que je le peux jusqu’à ce qu’il ait la couleur d’une fraise écrasée. Rien ne sort, même lorsque ma main se raidit sous l’effet d’une crampe.

« Laissez-moi faire », dit Ursula.

J’ai toujours admiré le tissu mammaire sous le microscope ; il y a quelque chose dans les ramifications de ses canaux, comme si un arbre poussait à l’intérieur. Chez les femmes qui allaitent, les conduits sont remplis de poches onctueuses de lait, teintées de rose saumon par la coloration. J’avais imaginé que mes canaux lactifères se rempliraient d’eux-mêmes. Je n’avais pas du tout anticipé la nécessité d’exprimer le lait afin de le faire jaillir par la force brute.

Ursula tord et écrabouille mes seins, essayant d’en extraire ne serait-ce qu’une seule goutte. Je me concentre sur les cris des bébés qui nous parviennent à travers les murs, par la porte ouverte, par le moindre centimètre carré de cette chambre, jusqu’à ce qu’enfin une perle nacrée jaune apparaisse au sommet de mon mamelon, luisante comme un diamant.

« Il va en avoir besoin », dit Ursula, l’aspirant dans une seringue. « Bien joué. »

Je ne sais pas trop si elle s’adresse à moi ou à elle-même. Mon sein m’élance. J’agite mes orteils sous le drap frais, puis, du bout de mes doigts qui fourmillent, je suis les contours de mes cuisses jusqu’à mon abdomen distendu. Il y a une nouvelle légèreté dans mes membres, une aisance de mouvement qui m’avait désertée ces derniers mois. Mon ventre, cependant, me semble vide après les coups de pied incessants.

« Je peux aller à la nursery, maintenant ?

— Une chose à la fois. Je reviens dès que j’ai apporté ça au bébé.

— Vous ne savez pas où est Mark ? »

Sans cesser de pomper mon sein, Ursula montre d’un geste du menton un vase posé sur l’étagère face au lit. « Il a envoyé ça. Il a dit de ne pas vous réveiller. Il est en haut avec votre bébé. »

Douze roses rouge sang. Le fleuriste a dû se tromper dans les couleurs. Mark sait bien que mes préférées, ce sont les roses blanches. La taie d’oreiller en coton me glace la nuque lorsque j’y enfonce la tête.

Ursula lève la seringue vers le plafond couleur crème à la peinture écaillée, examinant son contenu jaune paille. « Ça devrait suffire pour l’instant. Leur estomac est seulement de la taille d’une bille, vous savez. Et il nous en faudra davantage dans deux ou trois heures. » Elle remet en place le rail de protection et sort de la chambre.

Oh ! Mon Dieu, non. Ce n’est pas à ça qu’est censé ressembler l’allaitement. Je lève les yeux sur les éclats de peinture au plafond. Rien de tout cela ne faisait partie de mon plan d’accouchement. Je devais accoucher par voie vaginale, paisiblement, avec Mark à côté de moi pour me masser les épaules et me chuchoter des mots d’encouragement à l’oreille. Prendre des analgésiques si j’en avais besoin. Une petite fille en pleine santé. C’était censé bien se passer pour moi, après tout ce qui s’était mal passé avant. J’avais écrit mon plan d’accouchement dans les moindres détails, dans l’euphorie hormonale de la grossesse. Peut-être était-ce là le problème : je n’aurais jamais dû en rédiger un.

Les rails de protection sont des barreaux de prison, qui m’attachent au matelas étroit. Je dois attendre qu’Ursula vienne me chercher pour m’emmener voir mon fils.

 

 

Jour 1, thé du samedi matin

 

Je m’agrippe aux accoudoirs du fauteuil roulant tandis que nous passons devant le bureau des infirmières juste en face de ma chambre. Pourquoi ont-elles mis si longtemps à répondre à mes appels ? Ursula me pousse dans les couloirs tout en longueur, tels des tunnels, avec leurs mains courantes en métal fixées aux murs rose pâle. Au-dessus de nous, des néons tremblotants sont accrochés à des rails qui courent tout le long du plafond. L’odeur de désinfectant, mêlée aux murmures tranquilles, s’élève des chambres adjacentes. Le personnel marche à pas lourds, bruyants, sur le lino. Est-ce à cause de ma chaise roulante que les gens détournent les yeux à notre passage ? Tours, détours, couloir après couloir : on croirait que l’on me transporte au centre de la Terre.

Le fauteuil s’arrête avec un grincement devant un ascenseur et la porte s’ouvre. À l’intérieur, Ursula enfonce du pouce le bouton 5. La cabine est imprégnée d’une puissante odeur d’antiseptique qui laisse penser qu’elle a été nettoyée récemment. Des miroirs réfléchissent mon visage sous tous les angles : cheveux blonds hirsutes et yeux injectés de sang émergeant d’une couverture d’hôpital blanche jetée sur mes épaules, images répétées à l’infini de mon visage marbré de rougeurs. Mes doigts me picotent sur les accoudoirs. L’atmosphère est toujours aussi lourde. Ma poitrine commence à se soulever et à s’abaisser violemment. Est-ce donc là l’effet de la panique ?

L’ascenseur s’arrête avec une secousse. Lorsqu’elle me pousse à travers les portes, j’ai l’impression de sortir moi aussi d’un utérus. Nous avançons dans le couloir et je vois une fougère en plastique à côté d’une rangée de chaises, face à un panneau en liège couvert de photos de bébés souriants. Nous parvenons à une petite annexe. De faibles vagissements se font entendre. Un long lavabo en métal luisant est fixé à l’un des murs, avec une quantité de robinets sans poignées. Sur une porte en verre opaque, juste à côté, une inscription en épaisses lettres noires : SERVICE DE NÉONATOLOGIE – NURSERY. Lavez-vous les mains avant d’entrer.

« Attention, n’oubliez pas, dit Ursula. Les infections se répandent vite. Nous avons déjà eu des problèmes parce que des gens avaient négligé de se laver les mains. »

L’eau jaillit automatiquement lorsque je place mes doigts sous le robinet. J’étale du savon liquide mauve dans mes paumes et me sers d’une brosse à ongles pour gratter les traces de sang accumulées à l’intérieur de mes doigts, jusqu’à ce que j’aie débarrassé ma peau de toutes ses taches. Je suis très prudente. Je sais, plus que quiconque, à quel point les infections peuvent être dangereuses.

La porte coulissante s’ouvre avec un raclement et révèle la cacophonie à l’intérieur. Des moniteurs qui bipent, des bébés qui pleurent, des alarmes anti-apnée qui résonnent contre les murs blancs. Une odeur de linge amidonné vient cogner le fond de mes narines. La senteur un peu sucrée des excréments de nouveau-nés. La puanteur des gants en latex. C’est bien trop familier, un mélange d’odeurs qui me renvoie à l’époque où je travaillais en alternance, en tant qu’interne, dans un service de néonatologie à Sydney, l’époque où je ne savais pas du tout comment enfoncer des aiguilles dans les veines miniatures des bébés, ou comment glisser des tuyaux dans leurs minuscules poumons. L’époque où je n’avais pas la moindre expérience, où je n’avais jamais été confrontée à la maladie d’un bébé.

Ursula me pousse à l’intérieur, dans une pièce basse de plafond. Mark doit être là. Mon bébé aussi. Mon estomac se noue.

À la droite de la nursery en forme de L, des couveuses – des boîtes en plastique éclairées par des lumières blanches, contenant chacune un bébé minuscule – garnies de câbles et de moniteurs rattachés à des écrans qui clignotent, posés sur les paillasses à côté d’eux, comme dans un décor de Noël absurde. Deux rangées de couveuses sont disposées le long d’un couloir, environ cinq de chaque côté. La petite fenêtre sur le mur du fond est la seule source de lumière naturelle. Des berceaux ouverts, pour les bébés plus grands, moins fragiles, sont agglutinés près du poste des infirmières, dans le bras le plus réduit du service, sur la gauche. Avec deux ailes séparées, j’imagine qu’il est difficile pour le personnel de garder un œil sur tous les bébés à la fois. Je peux seulement espérer qu’on prend bien soin de mon fils.

Un petit groupe d’infirmières m’examine depuis le bureau à côté de la porte tandis que l’on me pousse dans le couloir d’incubateurs sur ma droite. Ici, elles sont surchargées de travail, indifférentes, voire hostiles ; je le vois à leurs yeux étroits, à leurs lèvres pincées. Encore une mère qui nous donne un surcroît de travail. Encore une mère qui a manqué à ses devoirs envers son bébé.

Quant au bâtiment, il est terne, démodé, un peu malpropre. Une antiquité, comparé à l’hôpital de ville innovant où j’ai été interne ; c’est là que j’ai rencontré Damien, le bébé d’il y a des années que je n’ai jamais réussi à oublier. Là-bas, il règne une atmosphère complètement différente, une aura de calme, de modernité et d’efficacité qui imprègne toute son organisation.

Ursula me désigne le bout de la rangée.

« Votre bébé est par là. Un médecin va venir très bientôt, il vous expliquera comment il se porte. »

Est-ce parce qu’elle sait que je suis médecin qu’elle ne se sent pas de me le dire elle-même ?

« Et Mark ?

— Je crois qu’il vient de sortir. Je suis sûre qu’il va revenir d’une minute à l’autre. »

Où a-t-il bien pu aller ? En bas, pour me voir ?

« Vous avez déjà travaillé dans un service de néonat, si j’ai bien compris ? » demande Ursula.

J’acquiesce, même si c’était pour une brève période, et il y a longtemps, durant mon stage de pédiatrie, lorsque j’étais interne. Comme tous les jeunes médecins, j’ai essayé plusieurs spécialités, afin de déterminer laquelle me convenait le mieux. Obstétrique, pédiatrie, urgences, psychiatrie, entre autres. Ursula n’a pas besoin de savoir à quel point mes souvenirs de cette époque-là sont vagues ; à quel point je les ai refoulés.

Il doit y avoir une vingtaine de nourrissons dans la salle. Je ne sais pas du tout où se trouve mon bébé.

« Nous y voilà », dit Ursula, et elle m’arrête à côté d’un berceau sur la gauche, près de la fenêtre. « Votre bébé. »

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Une partie de moi ne veut pas regarder. Je me concentre sur l’extérieur de la couveuse. C’est un modèle que je ne connais pas : une base gris mat, avec un rail sur les côtés, et un globe de plastique transparent sur le dessus, telle une boule à neige, contenant un autre monde. Un rectangle de carton bleu est fixé par du ruban adhésif à la paroi du berceau devant moi. Il se décolle à un coin.

Nom : ____

Bébé de : Sasha Moloney

Sexe : Masculin

Puis une suite de nombres : son poids, sa date et son heure de naissance.

Je dois me pencher pour le voir derrière le carton. Il y a des fils fixés sur sa poitrine, un tube qui sort de son nez. Il est minuscule – plus petit, même, que l’ours en peluche que je lui ai acheté, qui l’attend à la maison, dans son berceau. Sa poitrine s’enfonce entre ses côtes, son abdomen se contracte violemment à chaque respiration. Il n’a pas l’air à l’aise. Ses bras et ses jambes sont fins comme du petit bois, avec des plis aux genoux et aux coudes, attendant d’être remplis par sa chair ; sa peau paraît translucide et l’on voit le réseau des veines mauves en dessous.

On dirait qu’il en bave. Comme s’il savait qu’il devrait encore se trouver dans mon ventre. Pour sa naissance prématurée – je m’en veux. Moi, sa mère, celle qui était censée assurer sa sécurité, je sais que c’est ma faute. Mais malgré ma culpabilité, rien ne bouge dans ma poitrine, je n’ai pas le cœur qui se serre. Il ne ressemble pas au bébé apparaissant dans mes rêves pendant ma grossesse. Je le regarde comme je regarderais n’importe quel prématuré. Je n’ai pas du tout le sentiment d’être sa mère. Fugitivement, je suis traversée par une idée terrible : et si ce n’était pas mon bébé ? Mais je remets de l’ordre dans mes pensées, repoussant cette idée inconcevable dans les tréfonds de mon esprit.

Ursula est retournée au bureau, elle bavarde avec une autre infirmière. Elles s’arrêtent toutes deux de parler pour me regarder. Je leur adresse un sourire hâtif et me tourne de nouveau vers mon bébé.

J’avais compris que l’amour viendrait dès le premier regard. C’est ce que j’ai entendu décrire par d’autres mères, ce que j’ai lu, ce que j’ai toujours cru. Or c’est étrange, sans doute, mais je trouve ce bébé repoussant. Il a le nez aplati, les yeux enfoncés, gris-bleu – une couleur qui n’est ni celle des yeux de Mark, ni celle des miens –, et les oreilles décollées comme celles d’un singe. Quelques touffes de cheveux bruns dépassent des taches de sang séché sur son crâne conique.

J’attends que le lien maternel s’impose à moi, qu’un sentiment de certitude me gagne, mais les secondes passent et rien ne change. Ce pourrait être le bébé de n’importe qui. Enfermé derrière du plastique, impossible à atteindre, à toucher afin de sentir la texture de sa peau, il n’est guère plus que l’esquisse d’un enfant. Ce n’est pas ce que j’ai passé des mois à préparer. Ce n’est pas du tout le sentiment que j’imaginais que la maternité provoquerait en moi. Je voudrais que Mark soit là. J’ai besoin qu’il me dise que tout ira bien.

Autour de moi, plusieurs mères caressent le dos de leur bébé, roucoulent, poussent des oh et des ah et sourient, en extase. Un père, quelques berceaux plus loin, chatouille le menton de son nouveau-né, qui renifle et gazouille. Je les observe, essayant de comprendre comment ils s’y prennent pour toucher leur enfant. Mais bien sûr : les hublots. Je n’arrive pas à croire que j’aie oublié.

Je lutte avec la fermeture de l’un des deux hublots ronds aménagés sur le côté de la couveuse, pressant le loquet fermement jusqu’à ce qu’il se débloque avec un déclic et que la porte s’ouvre. Voici l’instant dont j’ai rêvé. Peau contre peau avec mon bébé, pour la toute première fois. Je me penche en avant dans mon fauteuil roulant et lève doucement la main vers mon fils.

La plante de son pied est spongieuse, comme de la viande hachée. J’ai un mouvement de recul. Les autres mères sont toujours en train de masser leurs bébés. J’avance de nouveau la main, approche mon pouce de l’arc de son pied, mais il lance sa jambe contre ma main, me repousse. Je retire mon bras du hublot et referme la porte.

J’avais imaginé le corps de mon bébé sur ma poitrine, niché contre mes seins ; on est loin de la vision que j’ai à présent devant moi, celle d’un tas de chair squelettique, décharné, qui a du mal à respirer et n’a même pas conscience de ma présence.

Je me rappelle une de mes patientes, une jeune mère, il y a des années, lorsque j’étais interne. Dans la chambre postnatale qu’elle partageait, elle avait essayé de donner le sein à son nouveau-né, mais le bébé ne cessait de se détourner.

« Il n’y a rien de pire », s’était plainte la femme, regardant son fils étendu sur la couverture, tout en longueur et agité entre ses jambes écartées. « Comment je peux l’aimer, alors qu’il a l’air de ne même pas vouloir me connaître ? »

J’avais fait claquer ma langue. « Ce n’est pas qu’il ne veut pas vous connaître, avais-je dit. Il apprend. L’allaitement c’est une compétence à acquérir, pour vous deux.

— Alors pourquoi c’est tellement dur, bon sang ? »

N’ayant pas d’expérience personnelle des bébés ou de la maternité, je n’avais su lui répondre à l’époque, je m’étais dit que c’était elle qui avait un problème. Je ne savais pas à quel point elle avait raison ; à quel point ça pouvait être difficile.

À côté de moi, la petite fenêtre fournit le seul point de vue de la nursery sur le monde extérieur. La vitre a été teinte en noire pour atténuer l’éclat du soleil. Je peux tout de même voir dehors, mais personne ne peut voir à l’intérieur. La route principale de la ville passe juste en dessous, et les voitures glissent sur le bitume. En face de l’hôpital, un terrain de jeux chatoie, entouré d’une clôture noire. Il y a un bouquet de gommiers dans le coin opposé du parc. Au-delà des arbres, des toits rouges s’étalent tels des brisants constellés de sang au loin, vers les collines où commence le bush.

Le parc, c’est là que je voudrais être maintenant. Loin de cet endroit stérile, bruyant. Loin de ce minuscule bébé qui va peut-être vivre, ou peut-être mourir. Mais personne ne comprendrait mon désir de prendre la fuite. C’est mon enfant. Et il a besoin de moi.

Une sirène hurle dans la rue et un camion de pompiers slalome entre les voies, gyrophare allumé. La mémoire me revient, une suite disjointe d’images brisées : notre voiture faisant une embardée en travers de la route. Une forme noire s’élevant devant le pare-brise. Les lumières bleues, palpitantes, d’un véhicule à l’approche. C’est une ambulance qui m’a emmenée ici. Mark a appelé le numéro d’urgence depuis le bord de la route.

Sur l’écran relié à la couveuse, deux chiffres clignotent, rouges, parmi les touches et les boutons. Oxygène, 29 %. Température, 34 °C. Un moniteur gris est fixé au mur au-dessus de ma tête, avec d’autres chiffres sur son écran. Rythme cardiaque, rythme respiratoire, saturation en oxygène ; tout clignote de bleu, de rouge et de vert criards.

Sous le plastique transparent, le nombril du bébé est rouge cerise, suintant de jaune. Devrais-je appeler une infirmière, signaler le risque d’infection ? Mais le personnel est constitué de professionnels capables. Je devrais en ce moment me concentrer sur le fait d’être mère plutôt que sur ma qualité de médecin.

J’inspecte mon fils de plus près. Ses doigts qui cognent contre les parois du berceau sont potelés, ses paumes épaisses ; des mains disproportionnées par rapport à son corps maigrichon. Cela fait longtemps que je n’ai pas eu affaire à un bébé vivant, qui respire. Ne sont-ils pas tous un peu laids, un peu difficiles à aimer ? Peut-être ai-je juste besoin d’un peu de temps afin d’éprouver quelque chose pour le mien ?

Les sédatifs résiduels détendent mes muscles, transformant mes membres en caoutchouc liquide, alourdissant mes paupières alors même que j’essaie d’ouvrir grands les yeux. Ursula, derrière moi, me presse les épaules et me propose de me ramener en bas. J’essaie de résister – c’est ici que je dois être, pour attendre Mark – mais elle se montre ferme.

« Vous avez besoin de repos », dit-elle.

Elle me pousse de nouveau à travers la porte de la nursery, dans l’ascenseur luisant, puis le long du couloir rose, jusqu’à ma chambre. Elle ferme la porte derrière elle, m’aide à me coucher et me borde étroitement. Les bébés dans les autres chambres se sont tus. Des lumières fluorescentes bourdonnent au-dessus de ma tête. Lorsque Ursula les éteint, j’essaie de lutter contre l’obscurité sans fin, la promesse abrutissante de n’avoir ni à penser, ni à éprouver, alors même que mon corps s’abandonne à l’immobilité. Tandis que le sommeil m’engloutit, j’ai le sentiment que Mark semble être à mon chevet, à gratter le point entre mes épaules que je ne parviens pas tout à fait à atteindre, à me lisser les cheveux, à murmurer qu’il m’aime et que tout ira bien.

 

 

Jour zéro, vendredi, à l’approche du crépuscule

 

Je suis enceinte de trente-cinq semaines. Nous rentrons tranquillement à la maison par les petites routes de campagne. Dans le cocon de la voiture, avec le soleil qui perce les nuages à l’horizon et déverse des rais de lumière sur les collines lointaines, je me fais de nouveau la promesse, à moi et à mon enfant à naître : Je vais être une mère parfaite.

Mark est sur le siège passager, l’haleine chargée du whisky qu’il a bu au boulot, comme tous les vendredis après-midi. Une mèche de cheveux bouclée retombe sur son front et le col de sa chemise préférée est défait ; il chante d’une voix de fausset, pas très juste, sur Billie Holiday. Lorsque la chanson se termine, il se penche vers moi et presse les lèvres près de mon oreille. Il en a une bonne à me raconter lorsque nous serons rentrés, chuchote-t-il, puis il caresse mon ventre rond du plat de la main. Je souris à part moi et l’écarte doucement du coude.

Sur le côté de la route, près du virage qui se rapproche, une silhouette grise apparaît. Un kangourou, qui bondit dans notre direction. C’est déjà trop tard. J’enfonce la pédale de frein. Il y a un bruit sourd, écœurant, contre le pare-chocs gauche, et la voiture s’arrête dans un sursaut.

Agrippée au volant, je m’efforce de ralentir mon cerveau qui s’emballe. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Je ne veux pas voir les dégâts que j’ai causés ; je voudrais pouvoir partir, continuer à rouler, oublier que ça s’est jamais produit. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas quelqu’un qui a des accidents ou cause volontairement du mal. Je suis quelqu’un qui s’efforce toujours de faire le bon choix.

« Gare-toi, gare-toi », dit Mark, la voix pâteuse.

Mes doigts tremblent tandis que je range doucement la voiture sur le bas-côté, dans le virage. Je sens que je commence à faire de l’hyperventilation.

Mark ouvre la boîte à gants et en sort le petit kit de secourisme pour animaux que nous gardons à portée de main. Même s’il n’avait pas vingt-cinq ans lorsqu’il est devenu chef, il aime jouer les vétérinaires amateurs à la première occasion. Je l’y ai initié au tout début de notre relation, je lui ai appris les grandes lignes. Jusqu’à maintenant, les formes inanimées au bord des routes poussiéreuses ont toujours été renversées par quelqu’un d’autre.

« Le bébé va bien ? »

Je place ma main sur mon abdomen distendu et hoche la tête. Il me passe le kit. « Dans ce cas, je suppose qu’on devrait aller voir comment se porte ce kangourou. »

Cela fait maintenant des années que nous nous arrêtons pour les animaux blessés. Nos « sauvetages ». Voir Mark dans des moments tels que celui-là me rappelle comment il était il y a toutes ces années, quand nous sommes tombés amoureux. Nous commencions à peine à nous fréquenter lorsque j’ai décrété que je ne voulais pas avoir d’enfants. Ayant grandi sans mère le plus clair de ma vie, j’étais convaincue que je m’y prendrais très mal. Mark a acquiescé sans sourciller. Puis un jour, je l’ai vu soulever un chaton nouveau-né, les yeux encore collés, d’un carton derrière notre abri de jardin. Tandis qu’il le berçait dans sa paume, une bouffée soudaine, glaciale, de certitude s’est répandue de ma poitrine à mes bras, jusqu’au bout de mes doigts. Cet homme était fait pour être père. Je ne lui suffirais jamais. Il voudrait toujours davantage que moi.

Par chance pour Mark – pour nous deux –, quelques années plus tard, je commençais ma formation en pédiatrie. La première naissance à laquelle j’ai assisté était celle d’un bébé qui allait sans doute avoir besoin d’une réanimation. En me faufilant dans la salle, j’ai trouvé la mère en train de pousser, la sueur perlant à peine à son front. Avant que j’aie le temps de préparer le berceau de réanimation, le bébé a glissé d’elle, droit dans les bras de l’obstétricien. Lorsque le nouveau-né a été placé sur la poitrine de sa mère, je les ai vus s’illuminer tous les deux : le visage de la mère était extatique, celui du bébé serein. Il respirait déjà, ses inspirations parfaitement calées sur celles de sa mère. En fin de compte, ma présence était tout à fait inutile.

Au départ, je n’ai pas remarqué que mes ovaires s’étaient mis à tourner en surrégime. Mais à chaque naissance à laquelle j’assistais, à chaque nouveau-né que j’examinais avant de le remettre à sa mère rayonnante, l’idée d’avoir mon propre bébé me semblait de plus en plus envisageable, de moins en moins repoussante. Je pouvais être comme ces femmes. Avec le soutien de Mark, peut-être pourrais-je être une mère suffisamment bonne, moi aussi.

Mark a été ravi, son enthousiasme contagieux. Il a dit qu’il avait toujours su que le meilleur moyen de me faire changer d’avis était de me laisser parvenir à cette conclusion par moi-même. Je ne me suis même pas formalisée de son paternalisme. Nous allions avoir un bébé. Pourquoi déclencher une dispute superflue ? Bientôt, tomber enceinte est devenue une idée fixe. Mark ne s’est certes pas plaint lorsque j’ai mis la ferveur d’une fanatique dans mes tentatives de conception.

Mais ce qui a suivi, c’est huit ans d’infertilité qui nous ont pris de court. Deux fausses couches. Tous les tests connus de la médecine occidentale ont révélé que le problème venait de moi – mes ovocytes, mon endométriose. Le sperme de Mark était impeccable. Nous avons essayé toutes les interventions médicales possibles, à part la FIV, que Mark refusait. Nous avons épuisé notre stock d’espoir. Non seulement j’étais accablée, mais j’avais déçu l’homme que j’aimais en n’étant pas capable de lui donner ce qu’il désirait le plus. Jusqu’à ce qu’enfin, voilà : notre grossesse miracle. Et un mariage qui ne s’était pas tout à fait remis des années d’infertilité, malgré nos visites chez une conseillère conjugale. Peut-être que si l’attente n’avait pas duré tant d’années, je n’aurais pas envisagé de demander à Mark une séparation à l’essai, juste avant de m’apercevoir que j’étais enceinte. Mais rien de cela ne comptait plus. Tout irait mieux entre nous une fois que ce bébé serait né.

Je me glisse hors de la voiture. Le kangourou est étendu sur le flanc, les pattes de travers dans les graviers. Il a une poche : une femelle. Elle reste immobile et me regarde m’avancer avec des yeux paniqués. Sa patte arrière gauche est tordue dans un angle improbable. Du sang jaillit d’une coupure profonde près de son genou et forme une flaque sur le bitume, et ses pattes avant grattent la terre à côté d’elle.

Mark s’accroupit et s’approche davantage, murmurant des mots rassurants. Elle cesse de griffer la terre, sa tête retombe sur le sol et ses yeux deviennent vitreux. Il est trop tard. Le visage de Mark se plisse. Cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu effectuer un sauvetage. Ces derniers temps, nous ne sommes pas souvent ensemble dans la voiture. Il remonte les manches de sa chemise jusqu’aux coudes, enfile des gants de plastique, et m’en passe une paire. C’est le moment d’examiner la poche. À genoux sur le gravier, il enfonce la main dans l’orifice duveteux. Elle semble rencontrer quelque chose. J’espère pour lui que ce n’est pas un embryon, un bébé trop petit pour survivre. Mark déteste être forcé de les tuer, même si c’est ce qu’il y a de plus humain à faire.

Il empoigne la patte et tire le petit à la surface. Il tète toujours sa mère. Mais il fait plus de vingt centimètres de long ; il est assez grand pour qu’on lui laisse une chance de vivre. Je sors les ciseaux chirurgicaux de la trousse tandis que Mark tient le petit. Après avoir pris quelques cours le week-end au refuge animal local, je lui ai appris que les petits s’agrippent de toutes leurs forces aux tétines, continuant de téter longtemps après la mort de leur mère. Si on les arrache, on risque d’abîmer leur mâchoire, rendant leur survie impossible. La seule manière de les sauver, c’est de couper. J’ai tranché les tétines de dizaines d’animaux au fil des années, ainsi que des choses bien pires chez mes patients : cancers, furoncles pleins de pus, plaies grouillantes d’asticots. Mais ce soir, l’idée de découper la parcelle de chair spongieuse me retourne l’estomac. Serrant les dents, je me penche et tire sur la tétine d’une main, puis la tranche d’un coup sec.

Mon doigt me picote.

Du sang dégouline du gant en plastique et coule le long de la courbure de mon poignet. J’arrache le gant et le jette par terre. Merde. Je ne fais pas assez attention. Je me suis coupée.

C’est une entaille profonde, qui traverse la peau jusqu’à la chair. Bordel ! J’enveloppe ma main dans une vieille taie d’oreiller prise dans la trousse, destinée au petit kangourou, et j’essaie d’arrêter le sang.

Le bébé kangourou est dans la paume de Mark, roulé en boule, les mâchoires accrochées à la tétine découpée comme un enfant à une sucette.

Mark me regarde. « Sash, qu’est-ce que tu as fait ?

— C’est juste une petite coupure. »

Il enveloppe le petit dans une serviette et le place contre sa poitrine. « Fais attention, je t’en prie », dit-il avec inquiétude.

Je lui adresse un sourire tendre, appuyant plus fort sur mon doigt. « Pourquoi donc, quand tu t’occupes si bien de moi ? »

Mark se mord la lèvre inférieure. Une fois qu’il a été confirmé que cette grossesse allait vraisemblablement se poursuivre jusqu’à terme, il s’est efforcé de me traiter comme une reine, portant les courses de la voiture à la cuisine, me faisant couler des bains voluptueux, me cuisinant des plats nourrissants à chaque repas. J’ai de la chance, j’imagine. J’essaie tout le temps de me rappeler la chance que j’ai.

Un mince filet de liquide coule à l’intérieur de ma cuisse. « Merde, dis-je. Et maintenant je me suis pissé dessus. »

Roulant la taie d’oreiller en boule pour m’essuyer la jambe, je regarde Mark, m’attendant à lui voir un grand sourire, mais il a les yeux écarquillés comme des globes, le blanc luisant. Lorsque je porte la taie d’oreiller devant mes yeux, je m’aperçois qu’elle est tachée de sang rouge vif, la couleur d’un extincteur d’incendie, ou d’une boîte d’allumettes.

« Ça doit venir de mon doigt. » Il y a une nouvelle giclée. Cette fois j’ai la sensation qu’une masse de gelée s’échappe de moi, dans ma culotte. Ça ne vient pas de mon doigt.

J’examine la route. Il y a maintenant tellement de sang qui s’écoule de moi que de gros caillots brillent, écarlates, sur le gravier, tremblotants comme mes doigts lorsque je me penche vers Mark, cherchant quelque chose à quoi me raccrocher.

« Mark », je l’appelle.

Il est debout, le bébé kangourou dans une main, toujours serré contre sa poitrine, et il tend l’autre main vers moi. Tandis que je m’accroupis sur le bitume, m’égratignant la paume contre les pierres acérées, je cherche à tâtons, de l’autre main, la peau de mon abdomen, mais j’ai beau essayer de toutes mes forces de sentir un coup de pied, la vie à l’intérieur, mon ventre reste ferme, silencieux et d’une immobilité effrayante.

 

 

Jour 1, samedi, fin de matinée

 

Un moniteur de saturation d’oxygène bipe en staccato, au rythme de mon cœur, strident comme une alarme de voiture. J’essaie de ne pas analyser le taux. Cela me frappe plus vite cette fois : où je suis, ce qui m’est arrivé. L’incision en travers de mon ventre, preuve que je suis mère désormais. Mais j’ai dormi de nouveau, alors que je devrais être aux côtés de mon fils. Sa vie vient à peine de commencer, et je le trahis déjà.

Une bribe de mon sommeil provoqué par les médicaments s’impose à ma conscience : le bébé de mes rêves. Cela fait maintenant des mois que je visualise ce que je croyais être une fille. Sa tête, couverte de touffes de cheveux bruns. Des joues de pêche, des yeux bleus, brillants. Elle ne fait jamais un bruit. Pourtant son visage est tellement différent de celui du bébé dans la couveuse, à l’étage. Pour moi, cet enfant est toujours un étranger.

Un vrombissement sourd s’enclenche dans ma tête, le bourdonnement insistant d’un souvenir. Un sujet aux infos sur des bébés intervertis par erreur, dans un hôpital américain. J’ai entendu cette histoire dans une émission de radio il y a des années. À l’époque j’avais été captivée, et j’avais écouté avec horreur et fascination. Les échanges de bébés n’étaient pas si rares, avait dit le journaliste, citant des exemples aux quatre coins du monde.

Un frémissement me parcourt l’échine, ruisselant le long de ma peau comme de l’eau de pluie. Je suis soudain terrifiée. Est-il possible qu’on m’ait donné par erreur un garçon au lieu d’une fille ? Ridicule. Il faut que je me reprenne. Je respire un grand coup, tente de me calmer.

Comme si elle avait senti mon malaise, la charpente large d’Ursula apparaît, jetant une ombre sur mon lit. Elle a du rouge à lèvres marron sur les dents de devant, des cernes profonds. Elle griffonne des notes dans un classeur rouge sans m’accorder un regard tandis que je change de place sur le matelas. Au-dessus de moi, les lumières fluorescentes bourdonnent tel un avertissement.

« Sasha. Je m’appelle Sasha », dis-je.

Elle me jette un regard, les yeux plissés, à travers ses doubles foyers.

« Je sais », dit-elle, mais elle vérifie l’étiquette à mon nom en haut à droite de son dossier. Est-il possible qu’elle, ou quelqu’un comme elle, soit responsable d’une grave erreur ? Dans l’affaire racontée à la radio, c’était la faute d’une sage-femme ; une simple bévue. Rien ne ressemble plus à un bébé qu’un autre bébé. Le personnel est débordé. Les procédures ne sont pas observées. Il est si facile de faire des erreurs.

« Votre lait est avec votre bébé. Vous allez vouloir remonter, maintenant, je suppose. »

J’acquiesce d’un hochement de tête. Apparemment, elle perçoit au moins mon anxiété.

« J’aurais pu jurer que j’allais avoir une fille.

— Ce n’est pas si rare que l’échographie ne soit pas fiable.

— Je sais. » Ce que je ne dis pas : j’avais la sensation que mon bébé était une fille.

« Vous êtes déçue ? » Ursula me regarde fixement.

Peut-être que c’est ça, tout simplement : ma paranoïa n’est que de la déception.

« Parce que c’est très courant, que les parents soient déçus par le sexe de l’enfant. On s’en remet, vous verrez. »

Non, je m’en rends compte, ce n’est pas de la déception. Garçon ou fille, je n’avais pas de préférence. Ce qui m’inquiète, c’est quelque chose de bien, bien pire.

« Est-ce que quelqu’un est resté avec mon bébé en permanence après sa naissance ? »

Elle me scrute, les sourcils froncés, puis appuie sur un bouton du moniteur qui bipe à côté de mon lit. L’alarme se tait instantanément.

« Bien sûr. Nous ne laissons jamais les bébés tout seuls. » De ma table de nuit en bois, elle sort une petite cuvette couleur bile et y prend une énorme seringue. « On va vous amener le voir dès que vous aurez reçu vos médicaments.

— Quelle piqûre ?

— De la morphine. Votre péridurale va cesser de faire effet d’un instant à l’autre. »

Je ne souffre pas tant que ça, même si la nausée fait des boucles dans mon estomac, telles des montagnes russes. J’ai toujours la tête dans le coton, mais il faut que je garde mon cerveau en état de marche. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est un supplément de médicaments.

« Non, merci. »

Son regard noir est-il causé par la colère ou la surprise ? Elle prend une deuxième seringue dans un plat transparent.

« Des antibiotiques, alors. » Elle me gratifie d’un sourire sévère. « C’est la procédure standard dans cet hôpital. Je siégeais au comité qui a introduit ces protocoles quand nous avons eu une épidémie d’infections il y a quelques années. Il ne faudrait pas que vous tombiez malade maintenant, n’est-ce pas ? »

Je n’ai pas d’infection, donc je n’ai nul besoin d’antibiotiques, quoi que dise leur protocole. J’écarte mon bras et le dissimule hors de sa portée, sous le drap de coton blanc.

« Je ne préfère pas. Il faut que j’aille immédiatement à la nursery. »

Elle repose la seringue dans le plat en plastique, avec un cliquetis.

« Excusez-moi un instant, je vais dire un mot au Dr Solomon », dit-elle, sortant de la pièce sans regarder derrière elle.

Mes draps me font l’effet d’une camisole de force. Je les repousse jusqu’à mes chevilles, tire la blouse sur mon cou. Mon ventre est toujours gonflé, autant que lorsque j’étais enceinte. Je n’en reviens pas de n’avoir pas prêté davantage attention aux corps des femmes après leur accouchement. Je suppose que je me concentrais tant sur le bien-être des bébés que les mères semblaient presque se fondre dans leur enfant, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien de séparé, rien qui reste de leur corps indépendamment de ce lien.

 

 

Je parcours du doigt les vergetures, des sillons luisants, jusqu’à la bosse caoutchouteuse de mon utérus, dissimulé par de la peau plissée. Les couches de mon corps que l’obstétricien, le Dr Solomon, a tranchées : des masses jaunes de graisse, tendues de fascia, puis le muscle mauve, épais, de l’utérus qui m’a trahie. Les obstétriciens ne recousent pas toujours toutes les couches ensuite : certaines sont laissées ouvertes, libres de trouver leur façon naturelle de se refermer. Du liquide suinte entre les tissus, parfois en des endroits où il ne devrait pas. Je le sais par les autopsies que j’ai pratiquées sur des femmes post-partum au fil des années. Les images de leurs corps boursouflés, de leurs seins enflés, ne me perturbent pas autant que celles des bébés morts que j’ai disséqués, dont les corps minuscules, dégouttant de fluides bordeaux, hantent toujours mes rêves.

 

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trad. Héloïse Esquié
10/01/2019 358 pages 19,90 €
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