#Roman francophone

L'esprit de l'ivresse

Loïc Merle

Un homme rentre chez lui, fatigué, usé par l'âge et les regrets. La nuit va tomber, les Iris, sa banlieue parisienne, se dressent dans le crépuscule entre épreuve et destination. Ce trajet familier, Youssef Chalaoui pressent confusément qu'il lui sera fatal. Mais il en ignorera l'impact profond, irrévocable, sur le quartier, ses habitants, le pays. Cette nuit-là, au terme d'un long et hésitant et macabre ballet, la périphérie s'enflamme. Et bientôt, la France entière bascule. Dans L'Esprit de l'ivresse, la révolution est traitée hors champ ; comme les bouleversements organiques du grand corps malade de la société contemporaine. Chorégraphique et musical, le roman procède par mouvements amples. A la course désordonnée et assoiffée de liberté de Clara S, l'égérie malgré elle, répond la fuite ouatée du Président Henri Dumont, bloc de souffrances et d'indécision. Chacun cherche en lui-même un élan radical, un feu qui brûle jusqu'aux lendemains, un ressort contre l'impuissance dérisoire et l'acharnement magnifique que recouvre l'idée de destin. C'est par les corps individuels que Loïc Merle pénètre et explore la chair collective d'une Grande Révolte imaginaire dont la proximité plausible (inévitable ?) saisit le lecteur. Par les corps que s'exprime le besoin désespéré d'être ensemble et d'être plusieurs, face à l'engrenage du réel et de la realpolitik qui broie les êtres et les âmes, atrophie les esprits, avorte la notion même d'avenir. Cette nuit des hommes, l'auteur la dessine d'une phrase riche et lumineuse, légèrement étourdie, comme exactement ivre. Car, semble-t-il nous dire, de vital et de salvateur, ne nous restera-t-il bientôt plus que l'esprit de l'ivresse ? C'est une des questions cruciales qui traversent ce premier roman d'une ampleur et d'une ambition rares.

Par Loïc Merle
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

Et lorsqu'il parvint, craintif et résigné, au bas de la longue pente, lorsqu'il s'arrêta devant cette fameuse frontière des Iris que, même plus jeune, il n'avait jamais réussi à passer impunément, ce n'était plus une sentinelle quelconque, mais la Mort qui le guettait, et exigeait à son tour un péage exorbitant... Souriant faussement elle n'avait rien d'impressionnant, et même elle ressemblait au quartier tel qu'il l'avait toujours connu, dépourvue de la moindre bienveillance, arrogante et grossière, décidant pour lui des traces qu'il laisserait après sa disparition, une traînée de sang ici, quelques cheveux là, peut-être ; mais sa puissance semblait infinie, et il ne l'avait pas encore rejointe que, déjà, il se sentait condamné. Furtif, tremblant, il hésitait face au soleil rouge crevant sur le fil de l'ho­rizon : à soixante-trois ans, devait-il défier cette dernière douane, ce dernier arbitraire afin de rentrer chez lui ? S'il fuyait lâchement cette rencontre, aurait-il une chance de survivre ? Sans réfléchir davantage il avança, mais une Main lui serra le cœur, et il ne put parcourir que quelques mètres avant de s'affaisser contre un gril­lage ; un sang épaissi arrivait à ses tempes, et battait à rompre ses veines ; son cœur se mit à suivre un rythme étrange, irrégulier et entraînant ; ses yeux se fermèrent. Alors tout, autour de lui, plon­gea dans le néant, et il se sentit enlevé, une part de lui, une bonne part de lui-même emportée loin, et seule. Il s'imagina un instant voyager pour de bon. Le haut disparut : l'éclat soyeux d'un soir de mai, et la nuit de banlieue qui commençait à foncer le ciel. Le bas disparut : sur sa droite l'épicerie animée de constants va-et-vient, dans son dos l'enfilade obscure des façades, et ses chaus­sures élimées, et ses bas de pantalon retroussés en bandes égales.
Curieusement il respirait mieux, sentait à nouveau un air depuis longtemps oublié, et qui était comme lavé des rumeurs de vio­lence, de vol et de meurtre. Enfin, M. Youssef Chalaoui goûtait au silence de soi. Il partait... Il partait...
Mais cette évasion ne dura guère : dans l'enfer pullulant qu'il quittait, on dut se souvenir in extremis de son nom. Il eut l'im­pression qu'on venait le chercher : la vie, la vraie vie semblait-il, que jusqu'ici il n'avait pas connue, le rappela. Alors il ouvrit les yeux, et tout réapparut : d'abord trois tours gigantesques qui ressemblaient à des plantes sauvages, à la sauvagerie même, puis la dureté géométrique de la ville et du tracé des routes, puis la masse imposante des rues droites et des immeubles dont la suite sans fin figurait un monde à part. Une lévitation cessa, il était comme ramené au sol ; une fulguration cessa. Son malaise pas­sait, s'écoulait vers ses jambes, se rétractait jusqu'à ne plus former qu'une petite boule dans sa poitrine, mais, diminuant, la douleur le laissait démuni. Comme il relevait la tête, il entendit un rire rauque s'attarder quelques instants auprès de lui, avant de s'éva­nouir... Il se sentait écrasé...
À terre, M. Chalaoui cligna des yeux un long moment, comme si ce mouvement répété des paupières était capable de faire renaître quelque chose en lui, de faire repartir le demi-cadavre. Puis, ayant recouvré un peu de force, il réussit, presque à regret, à se remettre debout, trouvant le moyen de regarder ce qui se passait alen­tour : les couleurs qu'il discernait, les gens, paraissaient inchan­gés, inconscients de sa brève absence, et personne ne l'avait aidé à se relever. Mais il s'inquiétait : quelqu'un peut-être l'avait vu à genoux, s'était moqué de lui, et répandait en ce moment même la nouvelle de sa faiblesse dans tout le quartier; cette crainte le piqua davantage que le souci de sa propre santé et, jetant de brefs coups d'œil vitreux de tous les côtés, délaissant la promesse d'une franche délivrance, M. Chalaoui se pencha pour ramasser son cabas et reprit péniblement son chemin. Tandis qu'il se traînait, tentant de dominer ses vertiges et la lourdeur de ses membres, la bulle de calme qui l'avait entouré pendant sa défaillance éclata soudain et des sifflements familiers reprirent possession de ses oreilles. Son souffle était entravé, comme barré par un mur à la sortie de sa bouche ; il sentait ses doigts s'ouvrir et se fermer convulsivement, comme si, désormais, ils appartenaient à quelqu'un d'autre (pour­tant, quels efforts il avait consentis depuis sa naissance pour les faire siens, ainsi que ses mains !) ; une brise qui s'était levée se fau­filait dans le col de sa chemise et glaçait son cou. Et il pouvait, par un étonnant dédoublement, juger de sa propre apparence : il avait l'air harassé, et pitoyable, et dément. Réellement, il devait avoir perdu la tête : il entendait à nouveau des Voix, mais elles ne consistaient plus en un borborygme continu qui l'avait pour­suivi des années et dont se détachaient de temps à autre un mot ou une phrase ; c'était des Voix claires et unanimes, gonflées de mauvaise foi, qui lui répétaient un ordre irrité et comme blanc de maladie : Rentre chez toi Rentre chez toi Rentre chez toi
Obéissants, ses pieds raclaient mécaniquement l'asphalte, lut­tant contre l'engourdissement qui le menaçait tout entier; gar­dant les yeux baissés il surveillait ses trop grands pas, laissant ses bras se balancer au hasard pour empêcher la chute. Sa démarche chaloupée, son port de tête raide ne surprenaient personne, ne dérangeaient pas : on passait rapidement devant lui, derrière, on le contournait sans agacement, on le poussait au besoin. Et il fut tenté plus d'une fois d'échapper à la cohue et de s'allonger sur le trottoir, quitte à se faire piétiner, qu'en l'achevant au moins on lui prêtât attention... Cependant il continuait, tentait coûte que coûte de rester digne, et fidèle à on ne sait quels idéaux absurdes de probité et d'intégrité que, de toute façon, peu de gens ici auraient pu reconnaître... Il était aux Iris... Mais, épuisé, il dut s'arrê­ter au bout de la montée, au milieu d'un pont, et prendre appui sur une rambarde qui résonna légèrement au contact de sa che­valière ; et ce n'est qu'après de longues minutes que, un peu revi­goré par la froideur et la solidité de l'acier, il put considérer cette éternelle vue : la gare au-dessous de lui, les nombreux panaches de fumée, l'étalage désordonné des bâtiments, des rails, des entrepôts, l'horizon trouble, tous semblables à hier, et dont la perma­nence tenait à sa place le compte des jours passés en assurant la liaison entre les temps si différents de son existence. Toutefois, il décelait aujourd'hui quelque chose de nouveau dans l'air, dans le paysage, dans son propre regard, et l'atmosphère et lui-même s'en trouvaient apaisés. En contrebas, sur les quais, une masse joyeuse et mouvante attendait un train qui l'emmènerait loin, ce vendredi, et la ferait pénétrer à l'est l'or généreux et artificiel du jour finis­sant. Et, répondant à cet appel qui n'avait nul besoin de se faire entendre, à ces désirs sans cesse répétés de renoncement, les rai­nures rutilantes d'une locomotive s'extirpèrent de l'ombre pro­jetée du pont et surgirent sous M. Chalaoui, si près de ses pieds qu'il eut l'impression de courir sur son toit; le train freina, et un crissement lamentable que même lui, pratiquement sourd à tout ce qui n'était pas ses Voix, ne pouvait ignorer, monta dans le ciel et s'y dispersa, absorbé par le beau temps. Puis, après un court arrêt, les wagons s'ébranlèrent d'une secousse et repartirent len­tement, et c'était comme si un géant, là-bas, au centre de la ville dressée, attirait les voyageurs à l'aide d'une lourde corde... À son grand étonnement, M. Chalaoui observait tout cela non suivant l'habitude, mais avec intérêt, voyait différemment : une certaine modification de la réalité lui apparaissait, un très léger glissement qui ouvrait des perspectives inédites... Sans doute aurait-il dû en profiter pour acheter un ticket et, sans hâte, descendre les esca­liers menant aux voies, attendre patiemment; ensuite les courants d'air auraient rafraîchi sa tête enflammée, les vêtements des passa­gers lui auraient semblé de plus en plus insolites à mesure qu'ils se seraient approchés de Paris ; et il aurait vérifié souvent la propreté de ses ongles et de ses bras de veste, regretté le ton trop sombre de son pantalon, tapoté son cabas comme un sac de voyage, se serait inquiété de la conservation de ses fruits pour un si long trajet. Puis ça aurait été un autre train, quelque part, qui l'aurait conduit vers des confins qu'il ne parvenait pas à se représenter. Mais, pensa-t-il, il était bien tard pour espérer prendre une mer qui le ramènerait chez lui - c'est-à-dire dans n'importe quel endroit du vaste monde où il pourrait se sentir chez lui. Alors M. Chalaoui comprit pour­quoi tout lui semblait changé : il savait qu'il ne quitterait plus le quartier des Iris. Et il était extraordinairement soulagé de posséder au moins cette assurance, qui n'était certes pas plaisante, mais sur laquelle il pouvait se reposer. C'est alors qu'une Voix prit briève­ment le dessus sur les autres, sur le marais de milliers d'autres, et lui souffla à propos : Tu n'as rien fait de ta vie.
La considérant plus sérieusement qu'il n'aurait dû, il s'en vou­lut un instant de tourner aussi définitivement le dos à sa jeu­nesse, à ses rêves encore inassouvis de ports et d'escales - il avait tant redouté œtte défection jusqu'alors... Respirant plus à son aise, droit et détendu, il contemplait maintenant les lambeaux de l'ancienne zone industrielle où il avait travaillé durant plus de quarante ans, les cheminées qui persistaient à cracher, les murs éventrés et toujours debout, et les créneaux de l'usine abandon­née qui, jadis, avait été entraînée jusqu'ici, comme lui-même, par une sorte de grand coup de balai donné par la ville, et qui, cet exil commun les ayant rapprochés, l'avait séduit un temps peut-être, peut-être - repensant à cette époque il ne se souvenait plus que de son aspect de plastique et de verre. M. Chalaoui poussa un grand soupir, mais dénué d'accablement; à chaque seconde, il se sentait plus alerte. Il leva les bras ; il s'étira comme un gymnaste. C'était comme s'il n'avait jamais eu d'attaque, comme s'il n'était plus malade, comme s'il avait été, non pas guéri magiquement par le crépuscule de banlieue, mais mis à l'abri; et, poussé par sa vigueur nouvelle autant que par le besoin d'en faire la preuve et de l'exercer, il se remit en route.
Une odeur de menthe montait de son cabas, qui lui donna faim. Il prit un paquet de pistaches, en mangea quelques-unes et jeta toutes les coquilles par-dessus son épaule droite, d'un geste superstitieux qui désirait éloigner le mauvais sort encore pour quelque temps. La descente l'entraînait tranquillement jusqu'à une grande avenue où, comme dans un tableau vivant, chacun avait une place assignée, lycéens s'attardant autour du lycée, rares nuages, vendeurs à la sauvette ; et, attendri par ce spectacle fami­lier qu'il aurait pourtant juré ne jamais avoir vu, il lui sembla un instant qu'il pouvait recommencer à vivre, c'est-à-dire participer à nouveau, sans états d'âme, à cette grande représentation qu'il avait sous les yeux et qu'il avait longtemps méprisée, il lui sem­bla qu'il pourrait maintenant être avalé et se perdre dans la foule qui n'était plus hostile, plus aussi hostile... qui lui indiquerait volontiers son rôle... Et profiter ainsi du regain de sa curiosité, de ses espoirs, pour renouer peut-être avec certaines personnes, si cela était encore possible...
Pas d'échappatoire ni de faux-fuyants avec nous : de toute manière tu n'as jamais rien fait de ta vie.

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21/08/2013 286 pages 21,50 €
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