#Roman francophone

L'état du monde selon Sisco

Pascal Louvrier

L'architecte Marc Sisco vient d'être choisi pour construire le nouvel opéra de Venise. C'est la consécration d'une carrière déjà brillante, la réalisation d'un rêve d'enfant. Mais de retour à Paris, un sentiment de malaise s'empare de lui. Il ne se sent plus en phase avec ce monde qui l'a consacré. Il n'a plus envie de rien, sauf de s'évader. Un roman sensible, nerveux, sur notre besoin de cohérence et de liberté.

Par Pascal Louvrier
Chez Allary Editions

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Genre

Littérature française

Combien le train du monde me semble lassant, insipide, banal et stérile !
Hamlet.
Pour Véronique


1


À l’aéroport, déjà, ça n’allait pas très bien.
Le cœur n’avait pas son rythme habituel. Un poids sur la poitrine. Et une boule au fond de la gorge, oppressante. J’ai salué le pilote en le regardant à peine. Les discussions avaient été âpres, la décision incertaine jusqu’au bout. J’étais fatigué. Une image a surgi alors que je traversais le hall d’une démarche lourde : le visage radieux du maire de Venise lorsqu’il m’a annoncé que le projet du T 40 était accepté. De nombreux points restent à régler, m’a-t-il dit dans un français parfait, mais l’essentiel est acquis : c’est vous.
J’ai branché mon portable. Profusion de SMS. Je l’ai coupé aussi sec.
J’ai grillé une cigarette avant de trouver un taxi. Il s’est mis à bruiner au moment où nous entrions dans Paris. Mon projet l’avait emporté, et j’avais une douleur sourde du côté du cœur, une douleur qui m’angoissait. L’autoradio était branché sur France Info. Informations en boucle. Le secret des êtres se révèle en une seule fois, de façon inopinée. Un jaillissement singulier. Répéter les choses, revoir les mêmes visages, ça use très vite, ça ne sert qu’à les brouiller. Il faut, au contraire, saisir la fraction d’instant, où se loge la vérité.
On roulait sur le périph. Le ciel se liquéfiait. Les enseignes lumineuses peignaient la nuit en mauve. Langage de la consommation. Uniformisation de la planète. Les essuie-glaces allaient et venaient sur le pare-brise. Pensées délétères, songes noirs. Je dégueulais tout, en bloc. La radio diffusait ses flashs en permanence. L’immédiateté comme règle d’or. L’habitacle du taxi en était plein. Trop plein. Kaboul résistait aux assauts des talibans. Mais pour combien de temps encore ? Des soldats venus des quatre coins du monde restaient engagés dans ces terribles combats. Âgés de vingt ans à peine, ils luttaient pour sauver la démocratie. Cette phrase mensongère, je l’avais entendue au moins dix fois depuis l’aéroport. Ils luttaient pour empêcher que les talibans ne foutent le feu aux champs de pavots ! Voilà la réalité. Et elle était déshonorante. Tout comme la mort de leurs compagnons était scandaleuse. Il fallait continuer d’alimenter l’Occident en dope, ses mégapoles où la misère sociale était devenue insupportable. Il fallait la dope afghane pour contenir les violences urbaines, donner des formes éthérées aux immeubles en béton, offrir un arc-en-ciel au crépuscule des cités. Machinerie infernale.
De toute façon, il faut toujours un ennemi pour rester éveillé. Sinon, on disparaît. Je ne comprenais pas, sachant cela depuis mon plus jeune âge, pourquoi je fulminais sur cette banquette inconfortable.
J’aurais préféré écouter Mozart ou Bach, m’échapper par la musique, laisser vagabonder mon imagination. Je l’aime cette expression, je la revendique depuis que je suis môme. Je me réfugiais au grenier, seul, et j’observais les araignées. Minuscule corps velu au cœur de sa toile géante, en équilibre sur ses longues pattes graciles, délicate et tueuse à la fois. Une araignée, d’une vingtaine de grammes à peine, produit du fil de soie dont la longueur peut atteindre jusqu’à trente mètres. Démesure et perfection.

J’en guettais une plus particulièrement. Je ne bougeais pas, silencieux. Je lui lançais une mouche dans sa toile. Elle avait fini par comprendre. Elle s’approchait, pas trop près, une distance instinctive, on ne sait jamais, les hommes, c’est imprévisible, ça a un fond de méchanceté. Je l’ai apprivoisée sans l’avoir touchée. C’est elle qui a décidé de ma profession. C’est elle qui a donné une direction à ma vie. Une direction, pas un sens.
À présent, j’étais célèbre et j’allais mal.
J’aurais voulu de la musique, les boyaux vibrants de l’orgue, hautbois, trompettes, violons, voix, chœur pour chasser le cafard, du sacré, quoi !
J’ai allumé une cigarette. Le chauffeur me l’a fait éteindre en m’indiquant du doigt le petit rectangle où était inscrit en lettres jaunes « no smoking ». Alors j’ai regardé les façades grises sur lesquelles s’écrasait la pluie sale. J’avais l’estomac vide et des nausées. Je n’avais rien avalé depuis le matin, un petit déjeuner sur la Giudecca, en terrasse, avec le soleil qui émergeait de la lagune.
Soudain, j’ai entendu la voix de Pétain à la radio. J’ai cru à une hallucination auditive, une congestion cérébrale, un truc qui va vous rendre paralysé pour le restant de vos jours. Non, c’était bien la voix chevrotante du maréchal qui parlait de l’instruction des enfants en 1942. Le reportage avait été fait après les attentats meurtriers perpétrés à Paris par des intégristes musulmans quelques heures avant mon départ pour Venise. Certains politiques affirmaient qu’il fallait remettre des cours de morale dans toutes les classes, du primaire au lycée en passant par le collège. La République ne devait plus abandonner les enfants des quartiers défavorisés. Le terreau du terrorisme était là. C’est maintenant qu’on s’aperçoit de tout ça, ai-je bougonné. La France souffre d’autisme. Et il faut que cette réaffirmation des principes éducatifs élémentaires passe par les mots de Pétain, ai-je dit tout haut. L’inconscient est à l’œuvre. Ils voudraient l’extrême droite à l’Élysée qu’ils ne s’y prendraient pas autrement ! Le chauffeur a regardé dans son rétroviseur pour voir si j’allais bien. J’ai serré les dents et respiré un grand coup.
De toute façon, le diable était aux commandes. On commençait à peine à s’en rendre compte.
On a quitté le périph. Je suis descendu deux rues avant l’agence. Il fallait que je marche sous la pluie, que je sente la fraîcheur des gouttes sur mon visage où se lisait le surmenage dû à une réussite sociale que tous enviaient. J’ai longé des pavillons promis à la destruction. Des anonymes vivaient là depuis des années sans rien demander à personne. Ils n’étaient pas bien riches, et pourtant leurs bicoques en meulière avaient du charme. Tout ça allait être rasé. On bâtirait à la place des barres de béton. Les premiers étages seraient toujours à l’ombre, les étages supérieurs donneraient sur la haute cheminée de l’incinérateur de l’hôpital. De quoi permettre aux plus jeunes d’avoir confiance en l’avenir.
J’ai marché pendant dix minutes. Mes genoux me faisaient mal, trop de graisse à supporter depuis plusieurs années déjà. Puis je suis arrivé devant la petite tour de verre qui abrite mes bureaux. J’ai levé les yeux. Les néons étaient allumés. Ils m’attendaient.

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07/01/2016 202 pages 17,90 €
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