#Roman francophone

L'inespérée

Christian Bobin

Je suis fou de pureté. Je suis fou de cette pureté qui n'a rien à voir avec une morale, qui est la vie dans son atome élémentaire, le fait simple et pauvre d'être pour chacun au bord des eaux de sa mort noire et d'y attendre seul, infiniment seul, éternellement seul. La pureté est la matière la plus répandue sur la terre. Elle est comme un chien. Chaque fois que nous ne nous reposons sur rien que sur notre cœur vide, elle revient s'asseoir à nos pieds, nous tenir compagnie. C.B.

Par Christian Bobin
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

Une lettre à la lumière

qui traînait dans les rues

du Creusot, en France,

le mercredi 16 décembre 1992,

vers quatorze heures

 

 

 

Madame,

Je n'ai commencé à vous voir que dans le début de l'après-midi et sans doute – pardonnez la misère de cette confidence – parce que je n'avais alors rien de mieux à faire, attendant devant une école de musique où des enfants entraient, encombrés d'instruments parfois plus grands qu'eux.

 

Vous étiez là bien avant moi. Vous arriviez du fond des temps pour faire ce jour-là vos premiers et derniers pas sur terre. Étant peu matinal, je n'ai pas eu la joie de vous connaître dans votre jeune âge. Celle que j'ai vue traverser un ciel transi de froid était une femme déjà mûre, un peu fatiguée par des heures d'errance, mais c'était incontestablement la plus belle femme que j'aie jamais rencontrée. La beauté, madame, n'a pas d'autre cœur que le vôtre. Je vous regardais comme aurait pu le faire un peintre ou un amant. Les atomes dansant dans le vide et la patience effrayante de Dieu vous avaient revêtue d'une robe de fée. Je vous regardais comme celui qui n'a plus rien à faire de sa vie – qu'à la vivre avec assez d'insouciance et de joie tenue secrète.

 

Vous alliez partout dans la même seconde, comme une enfant riante. Vous étiez l'image d'une vie détachée de soi, prodigue d'elle-même et parfaitement nonchalante quant à ses lendemains. Pendant que les enfants, dans leur école, recevaient une leçon de musique, je recevais de vous une leçon de bonté : c'est à votre image que j'aimerais aller dans la poignée de jours qui m'est donnée, madame, c'est avec votre gaieté et votre amour insoucieux de se perdre.

 

Nous ne cherchons tous qu'une seule chose dans cette vie : être comblés par elle – recevoir le baiser d'une lumière sur notre cœur gris, connaître la douceur d'un amour sans déclin. Être vivant c'est être vu, entrer dans la lumière d'un regard aimant : personne n'échappe à cette loi, pas même Dieu qui est, par principe, parce qu'il est le principe supposé de tout, hors la loi. La Bible n'est que l'inventaire des efforts insensés de Dieu pour être entrevu de nous, ne fût-ce qu'une seconde, ne fût-ce que d'un seul homme et cet homme fût-il un bon à rien ou un gardien de chèvres abruti de solitude et de mauvais vin. Tout y passe. Tout est bon à Dieu pour attirer notre attention sur lui, de la grande machinerie des déluges et des orages avec leur vacarme de fer-blanc, jusqu'aux gémissements à peine audibles d'un nouveau-né couché sur la paille, bercé par la respiration besogneuse d'un âne et d'un bœuf. C'est bien sûr cette dernière tentative qui s'avère être la bonne : on ne peut voir que là où il n'y a plus aucune ténèbre de puissance. Le pouvoir aveugle, la gloire assombrit. Jadis les princes sortaient de leurs palais en grand arroi : carrosses, chevaux, valets, étendards, parades de toutes sortes. Le mot désarroi vient de là. Être en désarroi c'est être privé d'escorte, avancer dans une vie dépouillée de tout revêtement de force. Dieu sous les ornements de la foudre ou de la royauté, c'est insignifiant. Dieu sous le sommeil d'un nouveau-né ou sous le désarroi de votre allure – c'est immense, madame, immense.

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01/03/1996 116 pages 6,10 €
Scannez le code barre 9782070394555
9782070394555
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